Alocco.com

 
 

 

 

2002

 

 

52.

 

Pêle-Mêle (11)

 

(De la peinture : Jacques Simonelli et Gérald Thupinier.

Peinture encore, Rezvani, Michel Gaudet et Marcel Bataillard)

 

 

            Il y a exactement un an, (décembre 2000), à l’occasion d’un long compte rendu du « Qu’est-ce que l’art moderne » de Denys Riout, (Folio essais, Gallimard), je soulignais, entre autres, l’ambiguïté de ce titre pour un ouvrage traitant du demi-siècle écoulé, et j’abordais les problèmes que Jacques Simonelli, dans le dernier numéro de La Strada, reprend avec raison(s) après en son catalogue du Mamac l’intervention de G. Thupinier dans le débat Moderne/Contemporain, récurrent depuis quelques années.

            Le propos le plus pertinent d’un artiste reste sa production et, si le travail et la démarche résistent à ce qu’il peut en dire, l’extension du propos à la vision plus générale d’un état actuel de la création en est à la fois légitimée et relativisée. A première lecture, le travail Thupinier est l’absent de ce texte qui s’en trouve situé dans l’absolu. Possible, de se définir par moderne plutôt que par contemporain. Encore faudrait-il savoir ce que de ces mots il désigne. Lorsque jeune artiste des années soixante je posais mes repères conceptuels, je référençais déjà par Newman, Rothko, Pollock, mais aussi par Cézanne, Mondrian, Picasso, Matisse, Hantaï et autres vieilleries...! On piétine ? Nous aurions reçu quelques clartés à connaître non seulement à quels encrages référait ce texte, mais aussi contre quoi et qui et avec quoi et qui il agissait. Jeff Koons? Hirst ? Bernard Tapie et Thierry Ardisson qu’il désigne ? C’est peu de choses, et toutes négatives. En positif, quel est aujourd’hui cet art « Moderne » auquel s’identifie l’auteur ? Les pistes restent vagues, passées ou très lointaines. Des exemples s’il vous plaît ! Des peintres comme Miguel travaillant la matière-couleurs, J-F Dubreuil explorant les rapports aléatoires aux structures d’écriture, Charvolen œuvrant l’espace-couleurs, Arman maniant l’objet-couleurs, moi-même creusant le support-couleurs, sont-ils parmi ses « contemporains » vomis ou ses actuels alliés? Ou inexistants ? Et renversant la proposition, et pour faire simple, je demande : Faut-il préférer le travail de Ben (qui n’est pas un peintre malgré son envie... de l’être, mais que je crois avoir été créateur) ou les tableaux d’un peintre, disons moyen si médiocre fait péjoratif, au prétexte que c’est de la barbouille à pinceaux ?

            Nous serions nombreux à volontiers assumer certains des propos si l’ensemble ne se dissolvait dans la critique de la généralité des « on » malveillants : La situation décrite de l’art d’aujourd’hui (critique, marché et institution) est bien celle mise en place avec la bénédiction des ministres de la culture de Malraux Premier à nos jours, en passant par Druon et J. Lang, mais n’est-elle pas aussi celle à laquelle s’affrontaient déjà au mi-temps du siècle avant-dernier les Cézanne, Gauguin, et autres ? D’accord, « Le Salon » est devenu « La Foire », mais le processus de tri est bien semblable, qui met en cause davantage le système temporel ou mondain que le travail esthétique. Et séparées, hélas, ni l’éthique ni l’esthétique ne sont en art suffisantes. Le mélange en est à doses si infiniment variables qu’on ne peut, au vécu, en disjoindre les composantes.

            Ne pas se mettre plus que ça en colère, Gérald, même si à Nice la logique est par trop manifeste : N'est-il pas normal de trouver sur nos trottoirs et nos squares, et au Mamac ou tous deux nous figurons, les objets conçus pour ? Il y a parmi les élus le même pourcentage de bons critiques d’art qu’il y a d’artistes dans la multitude des peintres, sculpteurs, plasticiens ou concepteurs. Peu. Très très peu. Quant au refus « de la mémoire, du temps et de l’histoire », je crains que nos générations n’aient péché par excès contraire. J’en suis un actif exemple : depuis le « Tiroir aux Vieilleries » et le travail sur les draps de lit ou sur les Images Culturelles, je baigne dans l’archaïsme et la référence constante aux passés. Nous aurons au moins l’alibi de la lucidité, soit.

            S’ils n’ont pas compris Marcel Duchamp (pas comme nous) est-il sûr que nous, nous ayons bien compris Poussin, Cézanne, Matisse, Picasso, Klee, Rothko, Duchamp etc..., n’est-ce pas Arman ? N’est-ce pas Viallat, Buren, Dezeuze, Buraglio ? N’en aurions-nous pas, comme chacun, compris que ce qu’il nous convenait de comprendre ?

            Pour la stimulation intellectuelle lire « L’origine du monde » de Rezvani (Editions Actes Sud), un roman, mais à propos de la mémoire, des œuvres et de leur (in)visibilité. Nous voici revenus à disputer de l’art actuel (Malheur ! J'ai failli parler sottement d’art contemporain...) avec, au fond, les mêmes problématiques qu’aux années soixante dans nos publications qui se disaient d’avant-garde. Avant-garde ? : Encore un terme maintenant interdit. Consolons-nous: nous sommes encore autorisés à commenter les combats d’arrière-garde. Michel Gaudet (P.C.A du 14 déc.) parle d’avant-garde, à propos de l’exposition au Ciac Château de Carros, ou il a comme moi cru avoir vu (Cf. Rezvani, ci-dessus) les œuvres de M. Bataillard.

            L’invisibilité est un thème suffisamment prégnant au XX° siècle (par exemples Malevitch, Manzoni et Klein parmi les diverses expériences vers les monochromes) pour que Denys Riout (voir premier §) en ait fait thème de travail et de sa conférence au Mamac à l’occasion de l’expo. Y. Klein. C’est sur la réflexion de l’aveuglement que s’appuyait en 1968 mon  objet Fluxus : «Seule vraie peinture » écrit sur une ordinaire neuve et close boîte de peinture blanche, donc peinture encore invisible et privée de tout autre sens que sa potentialité totale à être utilisable. Combien de peintres ont-ils écrit qu’ils peignaient pour enfin voir ? La peinture n’est visible que dans l’effort sur la toile. La prétention « déplacée » de Bataillard se disant « Peintre aveugle » quand il ne fait que « peindre en aveugle » (comme Ernst dans ses frottages, Pollock dans ses drippings...) semble alors à la limite de la naïveté. Plutôt que théorie, domaine où les fantasmes du créateur submergent souvent l’élucidation raisonnable, les écritures des peintres ont surtout valeur de symptômes (en quoi elles sont toujours vérités). Bataillard joue avec simplicité du pinceau et utilise avec intelligence le châssis couvert d’un voile plastique fragile et transparent (clin d’œil évident à D. Dezeuze). Il tâtonne. Ce qui n’empêche pas la démarche de Bataillard d’être malgré ses maladresses l’une des explorations les plus pertinentes de notre scène picturale, une de celles qui (avec les dessins d’Anne Gérard, en aveugle aussi !) affirment contre toutes modes sa continuelle et persistante opportunité. Depuis l’obscure clarté des grottes, la peinture reste aveugle(ante), et présente. Allez, « Bonne Année 2002» quand même... Et continuons...

 

La Strada n°30   2002

 

 

 

53.

Pêle-Mêle (12)

         ( Découvrir un livre. Petite liste d’oubliés)

 

            Je découvre un livre d’un auteur nouveau, nouveau pour moi. Rarement d’actualité. Je le laisse venir à moi, il advient en son temps. A vingt ans, j’étais pressé, je voulais avoir bientôt tout lu. Maintenant j’ai le temps. Je laisse le livre me parvenir. Il faut prendre le train, un bateau, puis les sacs sont chargés sur la mule. J’habite, il faut le dire, à au moins six ou dix mois plus loin. Souvent, la mule rue dans l’étroite sente au flanc de montagne, et un sac, le mien justement, choix dans le fond du ravin. Un an plus tard, neige fondue, un berger trouve un livre. Ici, je ne sais pourquoi, c’est toujours à moi, lorsqu’on en retrouve qu’on apporte les livres. Parfois il en est un, ou deux, ou trois que l’eau n’a pas dilués, que les mulots n’ont pas grignotés, que les boues du printemps n’ont pas enveloppés. Je parviens à l’ouvrir, et il arrive quelquefois que j’y découvre un auteur. Parce qu’il y a beaucoup de livres dans lesquels il n’y a que de l’imprimé, ceux qui d’ailleurs résistent le mieux aux gels et à la boue, semble-t-il, puisqu’ils sont les plus nombreux à parvenir sur ma table. Peut-être qu’ils se cramponnent-ils mieux sur la mule ? Ils n’ont pas comme les livres d’auteurs les poids de femmes et d’hommes pris entre les pages au piège de l’encre d’imprimerie, et qui pèsent de plomb. Donc la mule les porte sans effort, les mulots les négligent... Les livres d’auteurs sont lourds. Quand ils sont arrivés jusqu’ici, impossible de faire semblant de ne pas les voir, de penser à d’autres choses, de dire non ils ne sont pas présents. Je vérifie que j’ai le regard encore perçant car il traverse les livres vermoulus mais sur eux s’arrête. Je vois bien leurs masses, j’éprouve leurs poids, ils s’enfoncent dans le sol meuble, ils prennent racines. Ils ont à vrai dire toujours eu des racines, mais elles négligent les dos de mule, préfèrent s’enfoncer dans les cerveaux humains. Difficile de les arracher de leur terrain d’origine et les conduire jusqu’ici, qui est si loin, mais je l’espère et c’est pourquoi j’y suis venu, fertile. J’ai beaucoup semé, mais pour l’instant quelques rares pousses... Un article deci delà. Une autre histoire. Je vous importune sans doute ?

            Toutes ces lignes donc parce que j’ai découvert un livre.

            Mais bon, après un si long voyage, la fatigue et le temps écoulé, la colonne est déjà presque pleine. Je vous en parlerai une autre fois ? Une autre fois, peut-être.

            Avec ces délais de route, j’ai picoré ici et là cette année, et oublié, oublié... de parler de Kristof Everart : Trop effacé ? De l’Atelier 49, mais c’est loin Vallauris pour un piéton. Et puis 49, faudrait page deux de La Strada, et la trois, et la quatre. Un numéro rien que pour nous, chers lecteurs ? J’aurais dû parler du texte bûcheronné de Daniel Denis, Cendres de Pierres, que défendait Marie-Jeanne Laurent et ses comédiens au TdN (ils reviendront, nous y reviendrons). J’aurais dû parler du « Petit col des loups » de M Desbiolles, mais c’était l’automne avant-dernier, non ? Et de « Les absences du capitaine Cook », de Eric Chevillard, mais depuis le temps vous l’avez tous déjà lu, n’est-ce pas ? J’aurais dû. Détailler le n°005 du « Journal Sous Officiel » qui m’arrive du 43 rue Fort N°Dame, 13001 Marseille, et que c’est bien intéressant. Disserter d’Import-Export à la Villa Arson où, miracle, miracle ! Il y a sur neuf exposants deux presque plasticiens, Roy Villroye et Fransje Killars, capables d’arrêter le regard, oui, oui. Apprécier les œuvres de Guy Mansuy chez J. Scholtès, et de Chubac, même lieu, et vous auriez dit : encore lui ! De chez F. Vigna, les intrigantes créatures de Bruno Pélassy. J’aurais dû. Qui donc j’oublie parmi mes oubliés ? Bah ! Ce n’est qu’un début. Mais est-ce que je continue ?

 

La Strada n°32 juin 2002

 

 

54.

 

Pêle-Mêle (13)

Georges Tabaraud et son ami Picasso. Yves Bayard et Bruno Mendonça.

Mon ami Georges Alexandre.

        

            Picasso a marqué particulièrement la Côte d’Azur. Emouvant de retrouver à la Médiathèque de Contes les images vues en première du « Patriote », le quotidien de jadis, quand nous étions écolier ou collégien. Georges Tabaraud donne sur ce thème un nouvel ouvrage, « Mes années Picasso » ( Plon éd.2002) qui complète le précédent, « Picasso et la presse » entretien G.Tabaraud avec M. Fréchuret (Collection reConnaître, Réunion des Musées Nationaux, 2000).

            Reçu, publiés cet été par les éditions de L’Ormaie (B.P. 18, 06141 Vence Cedex) : « Contemplation active » de Yves Bayard, et « Bibliothèques éphémères » de Bruno Mendonça. Deux gros romans, format catalogue, avec des images et des textes comme dans une B.D. Ont en commun de situer l’intrigue au Château de Carros : Comme c’est août, je n’ai pas vraiment travaillé ; lu en diagonale, sautant d’un ouvrage à l’autre. Histoires, anecdotes, humour et utopie. C’est… Allez y voir, et si vous me donnez une définition exacte, (certifiée par l’Académie et D.P.L.G.) vous aurez droit à une médaille en chocolat, à l’effigie de Michel Sajn, et fondue (au soleil) spécialement pour l’occasion.

            Coup de chance, puisque je suis vacant, je reçois de Georges Alexandre, (G-A de Görgey) le poète dont l’Ormaie  annonce pour les mois à venir la publication de l’ensemble de l’œuvre poétique, (avec illustrations de E. Baj, spécialiste des médailles, en chocolat ou en autres matières tout aussi nobles) une lettre dont je vous transmets, sans fatigue autre que du bout des doigts, le principal :

            "(…) Je devais rendre compte d’un recueil de poésie, mais on a oublié ( ? ? ?  ? ) de me le transmettre. C’est peut-être mieux ainsi, car… j’en parlerai aussi bien. Ou plutôt mieux.

            La poésie ? C’est, disait le poète albanais d’inspiration Fluxus Ion Guyo, « un message codé qui s’adresse à quelqu’un debout sur la ligne d’horizon. » Comme chacun ne la voit qu’à partir de sa fenêtre, la définition souffre incontestablement d’une marge de subjectivité excessive pour avoir valeur scientifique. « La poésie n’est ainsi, comme tout langage, que le miroir de la variation toute relative d’un désordre des mots », précisait le poète. Qu’il ait vécu dans les années soixante, et comme moi en exil, justifie sans doute que ses propos ne reçoivent pas une approbation totale du lecteur racinien. Alors que, sauf à être bretonnant, le lecteur bretonnien (ou andréien) adhère plus volontiers à ce point de vue. Aussi, qui prétend, comme moi ici, rendre compte de quelques pages d’un poète doit se munir d’un compas et d’une carte du territoire à explorer – mais à l’impossible nul n’est tenu, et si le poète clôt son territoire dans l’obscur de l’inconscient, nous n’aurons pour nous guider que l’étincelle que produit ici ou là la friction d’un mot contre un autre. Inventer le feu, dit-on. Au début est le verbe, soit, mais au bout le sujet. Une silhouette plus qu’un portrait, une saisie mobile qui tient davantage du cinéma que de l’admirable photo en tirage sépia posée avec patience à laquelle nous avaient habitués nos arrière-grands-parents, bien que chacun ne possédât pas forcément un ancêtre photographe ou déclaré poète. Cette lecture oblige à une plongée en soi (je parle ici de la poésie en général, ce qui inclut volontiers le recueil en question, si on admet toutefois, ce qui ne sont pas actuellement bien démontrés, les prémisses de la théorie des ensembles et du printemps généralisé) et cette plongée n’est pas sans douleur ni, par induction, sans jouissances. L’Ecclésiaste ne dit-il pas que « qui approfondit sa sagesse augmente sa douleur » ? On peut toujours citer : « Le matin était riche comme une antique confiture», qu’aura-t-on saisi d’autre que ce fragment tel qu’en lui-même enfin ? On saurait aussi tenter sa chance encore sur un autre : «Le temps qui vient est aussi vierge que le regard qui le découvre». Nous ne parviendrons ainsi, par tentatives isolées et successives de citations de fragments, qu’à la restitution de l’ensemble donné, pléonasmes maladroits dont le désordre ne nous épargnerait pas de remettre finalement le livre impliqué dans l’ordre du désordre originel.

            Autant dire ici que, comme en tout discours sur le poétique, nul ne parvient à contourner la lecture, sauf à s’en priver, ce qui devient fréquent si j’en crois les magazines, la mode étant à l’anorexie. Contorsions d’un critique pour dire simplement que si vous voulez savoir, rien ne vaut, comme tu me l’écris souvent, Marcel, « d’y aller voir ».

            Dire aux lecteurs : Vous le saviez ? – Alors, que ne l’aviez-vous déjà lu ?  « J’ai beaucoup de tristesse et un stylo en or… » que je dépose, cette lettre achevée, aux pieds d’Yvette, sa petite photo jaunie sur ma table d’écriture. Ton vieux copain, Georges."

            Bonne rentrée. Promis, la prochaine fois je travaille.

La Strada n°35 novembre 2002

 

 

55.

 

Pêle-Mêle (14)

Mon ami César. Mes amis Ballester, Pignon-Ernest, Viallat, Monticelli, Charvolen, Pablo, Tabaraud et Almodovar. Amis lecteurs.

 

            « Du silence à l’éternité », César est exposé à la Malmaison sur la Croisette à Cannes. Des bronzes : 69 pièces rassemblées par Frédéric Ballester, il aurait aimé le titre, adoré le nombre. Plusieurs fois, au temps où nous nous rencontrions à la terrasse du Félix Faure, il m’a répété qu’il préférait dans son travail ce versant qu’il appelait « classique ». Il est vrai que l’aspect du travail de César le plus Nouveau Réaliste, c’est Pierre Restany. Il s’était dirigé vers la sculpture, disait-il, pour « faire des statuts comme dans les cimetières ». Lui restait un goût pour l’exécution artisanale que le bronze restitue bien, une occupation de l’espace en effet très classique.

            Mon ami par-ci, mon ami par-là. Ils me gavent tous, les journaleux qui ne peuvent écrire un article sans s’appesantir sur l’amitié qui les lie à l’artiste en question. Comme si l’amitié pouvait remplacer ce qui fait l’œuvre ? Comme si c’était un critère esthétique, ou d’éthique ou d’intelligence. Voyez la NRF : l’occupation a révélé une poubelle pleine de diamants mêlés à pas mal d’ordures, le talent équitablement réparti entre les deux espèces qui ne s’aimaient pas toujours de grand amour. Je suis son ami, il est mon ami, qu’ils écrivent, et ils sont contents. Comme si le travail créatif (le génie ou le talent si vous voulez) était contagieux. « Ni contagieux, ni héréditaire » disait mon ami Pablo. Probable qu’il n’a jamais su qui était ce jeune homme les yeux écarquillés d’admiration qui avait une fois l’occasion de lui serrer la main. Ma toile, l’a-t-il vue ? Dans les années soixante, des jeunes artistes, au fond il s’en foutait éperdument je crois bien. Trop à faire, trop loin enfoncé dans son aventure, sa vie. Nous en parlions souvent, de l’œuvre Picasso, avec Pignon-Ernest, Claude Viallat, Raphaël Monticelli, Max Charvolen et quelques autres de cette génération, et dans nos cœurs il était notre ami ; mais nous n’étions pas ses amis. Question de définition sans doute, moins d’exigence. On disait compagnon ou copain, on dit maintenant ami ; une personne que l’on connaît, que l’on estime n’est pas pour autant un ami. L’amitié exige une confiance qui libère la parole et une solidarité au-delà du simple rationnel. Mon ami Michel Eyquem et La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » commente en marge Montaigne. Nous n’avons pas eu comme Georges Tabaraud ou César la chance de faire un bon bout de chemin en vraie amitié féconde avec Picasso, l’un de ceux qui ont nourrit notre réflexion et peut-être pour une part notre vocation. Mon ami par-ci, mon ami par-là, quand nous ne savons rien de l’un et pas grand-chose de celui qui écrit, ce n’est plus témoignage, ou alors à charge d’un naïf qui révèle ainsi le dessous des cartes : Je n’écris pas pour la qualité de la production, je flatte une relation utile…. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier qui rira… C’est qu’ils se prennent au sérieux, acteurs de l’Histoire, rien de moins.

            Ras le bol. Et tous ces gens qui me demandent pourquoi j’ai arrêté ma production artistique ! On a beau se secouer, on finit par se sentir poisseux. Prendre du champs, s’extirper, ou se retirer comme disaient nos ancêtres. Bon, ne soyons pas amer : Nous avons cette année lu quelques livres denses, vu quelques riches expositions, quelques films… Le prodigieux début de « Parle avec elle » d’Almodovar vous fait en un quart d’heure oublier les navets, les clans amis-amis satisfaits d’eux-mêmes en ronds provinciaux et les écrivoteries journaleuses. A vous de trier. Ce n’est qu’un début, continuons…

            Amis lecteurs, salut.

 

La Strada n°35 novembre 2002

 

 

 

56.

 

Jeu m’emmêle (1)

 

Rencontre avec Arman, un scoop.

Des lieux exemplaires : L’espace Port Lympia à Nice, l’espace Vallès à Saint Martin d’Hères et le C.A.P de Royan.

 

            Depuis qu’en 1998 j’y essuyais les plâtres avec quelques uns de mes Fragments, l’Espace Culturel du Collège Port Lympia (Nice) a montré G. Thupinier, B. Pagès, Albert Chubac, N. Dolla, M.Caminiti, M.Charvolen, C.Viallat, G. Eppelé, C. Gilli, E. Pignon-Ernest, et Thomas Perraudin. Le 8 novembre 2002 Arman y présente ses œuvres. Pendant deux heures, à voix basse devant 110 élèves étonnement silencieux, Arman parle son travail et répond aux questions des élèves. Il se présente comme « Montreur d’objets », la définition de l’artiste Nouveau-Réaliste. Je me déguise en petit sixième et lui fais remarquer que tout au long de l’œuvre la peinture est présente. En effet, si quelquefois la matière peinture s’absente, même dans la période des inclusions d’instruments brûlés (pianos, violoncelles, violons) il joue sur les couleurs, bois, vernis, gris et noirs des calcinations, blancs et transparences et reflets des résines. « Peintre toujours, répond-il », et de révéler que, depuis peu, il est revenu totalement à la peinture : « Peintre de chevalet » précise-t-il. Interrogé par un élève, il indique, en accord avec ce que j’ai écrit dans « Introduction à l’Ecole de Nice » (Demaistre éd. 1995) que « il n’y a pas d’Ecole de Nice esthétique – mais un lieu et des artistes. » Il est des rencontres qui comptent.

            Je pense à quelques lieux exemplaires qui sans grands moyens font un travail de fond dans une discrétion… involontaire : nul désir de passer inaperçus mais la « publicité » leur importe moins que la proposition des démarches artistiques et leur divulgation auprès de leurs publics. Sans être toujours des structures pédagogiques, ils construisent obstinément une logique artistique, une ligne culturelle originale : Ainsi le Centre d’Arts Plastiques de Royan depuis 1990 avec les  expositions Chaissac, Lapicque (deux fois), Buraglio, Hélion, Yolande Fiévre, Hartung, Kern, Asker, Lobo, Pierrette Bloch, Moninot, G. Dupuis, Magnelli, Rafols-Casamada, Zao Wou-ki, Sylvie Tubiana, Limérat, Olivier Debré, Marcheschi, Max Neumann, Tal Coat… chacune accompagnée d’un fort beau catalogue) ou l’Espace Vallès, à Saint-Martin D’Hères avec, sur  la même période, une cinquantaine de catalogues plus modestes mais sérieux (Parmi lesquels, je cite au hasard, Rebufa, Agnès Pétri, Angeletti, Ch. Gonnet, C. André, Y. Fabès, Aurore de Souza, S. Tubiana, Stempfel,  M.Charvolen, Dominique Cerf, Miguel Martin, Sylvie Pic, Michèle Brondello, Sylvie Villaume, Boisier, et actuellement Samuel Mathieu). Ce produisent en ces lieux des rencontres qui comptent. La lecture d’une exposition est éclairée par celles qui la précèdent : la culture n’est pas pêche en pochettes surprises mais une construction complexe. Certains, qui bénéficient peut-être de bons moyens d’exposition et de meilleurs budgets de fonctionnement, s’enfoncent au petit bonheur dans la mode au jour le jour, ou pire dans la maintenance provincialiste d’actuels petits maîtres d’intérêt local ; et surtout, le rêve, du passé : rien de pire selon certains organisateurs que la présence de l’artiste, qui est bien le seul, vous diront-ils, à ne pas avoir compris sa production. D’où des choix de réhabilitations posthumes. Et l’agaçante habitude de présenter l’artiste en victime méconnue, eut-il bénéficié de Prix institutionnels, de commandes publiques et privées, du soutien de galeries et d’expositions à l’étranger. Des programmes en dents de scie. Possible de donner une cohérence à Claude Morini (1939-1982), comme au Château de Carros qui a mieux proposé en ce domaine avec Jean Villeri (1896-1982) exposition plus réussie me semble-t-il au Château de Cagnes, où coincée entre deux grandes toiles écrasées par leurs lourds encadrements, accrochée au-dessus d’une cheminée une claire petite toile abstraite de Villeri dans mon souvenir verte à traces lavandes orangées ocres m’a paru flotter dans l’espace et venir à ma rencontre. On pourrait presque aimer un peintre pour une seule de ses toiles, mais un ensemble solide est préférable, n’est-il pas ?

La Strada n° 35 (bis), décembre 2002

 

 

56.

 

 

Jeu m’emmêle (2)

Art Press, Henri Bergson, les revues NU(e) et Tôle Ondulée.

La publication Art Press, en jeune femme dynamique, célèbre ses trente ans. Elle s’offre mieux que des bougies, deux ou trois phares puissants (mais clignotants ?) et pas mal de sunlights, un tiré à part « Art Press par lui-même »… On n’est jamais… etc. Si Catherine Millet se glorifie « du goût des contradictions internes », je doute que vue de l’extérieur l’image ne soit pas plutôt celle d’un bloc compact. Un bloc qui a cependant le mérite de se déplacer avec les événements. « On peut dire une revue qui traverse le temps » dit-elle. Si on en juge par d’autres publications, durer est vertu douteuse. Le mérite d’Art Press serait surtout d’être depuis trente ans traversée par les temps, de témoigner dans ses partis pris même (et ses dérives, ses repentir et ses récupérations) des convulsions de l’art vivant et de l’incertitude permanente qui caractérise la création. Forcément partiale et partielle, peut-être a-t-elle été en France le meilleur témoin permanent que ça bouge, et l’histoire devra combler les trous, rectifier les perspectives : mais qui, individus ou publications pourraient se vanter d’être total et infaillible ? (Mis à part Ben dans ses bulletins, ça va sans dire.)

            Puisqu’on est dans les anniversaires, le 8 février 1937 est une grande date. D’abord parce que c’est le jour de ma naissance, mais aussi, entre autres événements, celui du testament d’Henri Bergson (1859-1941), philosophe que dans ces colonnes, quitte à paraître ringard, j’ai cité au moins deux fois. Testament par lequel il renonce définitivement à une conversion au catholicisme pour « rester parmi ceux qui seront demain des persécutés ». Nos plus modernes philosophes, qui contrairement à Diogène préfèrent monter sur le tonneau et loger dans une suite d’hôtel de luxe, ont rarement eu autant de lucidité. Dans ce même testament Bergson demandait que rien ne soit publié de ses écrits après sa mort : « Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer au public. » Fallait oser. Comment savoir si le meilleur ou le plus humain de soi n’est pas dans des notes plus intimes, moins inconsciemment bridées par l’idée qu’inévitablement on se fait de la lecture et du regard des autres ? Dans certaines lettres écrites en confiance à un interlocuteur estimé ? Le livre de 1710 pages de « Correspondances » actuellement publié témoignera peut-être d’un homme moins raide que l’image qui nous a été transmise et soutiendra une réévaluation déjà engagée de l’œuvre, nous dit-on.

            Je ne sais quel anniversaire fête la revue NU(e) (29 av. Primerose, Nice) avec une rafale de numéros : Un spécial abondant (190 pages !) sur Lorand Gaspar auquel à mon goût manque un aperçu de textes de l’auteur présenté ; un Arnaud Villani illustré ; un Claire Cuenot avec une énigmatique participation d’Anne Cauquelin à un Dialogue introuvable et à une Diamonologie intrigante. Deux ou trois autres numéros pas encore chus sur mon bureau. Et puis, de Béatrice Bonhomme, un petit bouquin « Dernière Adolescence » dans lequel elle évoque un lieu de vacances familial : j’ai en lisant l’impression étrange d’avancer dans un territoire connu comme si j’en avais vu un film ou déjà lu le texte. Etrange impression semblable au « déjà vécu » de certaines situations.

            Dans Tôle Ondulée n°7, la revue de l’atelier 49 (Vallauris, 49 rue Clément Bel), Françoise Vigna commente les quatre ans de la galerie. Bon anniversaire, bébé ! Tiendra, tiendra pas ? Les maladies infantiles sont ravageuses, et c’est la seule galerie-maternité actuellement en exercice sur la Côte d’Azur. Dur de mettre au monde des artistes de plus en plus pressés. Tous plus ou moins prématurés, donc fragiles, séquelles et Cie… Que trois ou quatre deviennent de beaux adultes, et ce sera du bon boulot, mais la galerie aura-t-elle survécu, et sans exil ? La création est difficile, la connerie triomphante, le marché sans pitié et l’institutionnel bétonnant. Allez, courage Françoise, Marie-Hélène et les autres… Comme disait jadis un de mes collègues apprenti peintre à Lascaux : « Le plus difficile est de passer le premier siècle, après ça va tout seul. »

La Strada n° 35 Bis, décembre 2002

 

 

57.

 

Martin MIGUEL, la peinture sculptée ?

(fragment d’une lettre de Marcel Alocco à Jacques Simonelli)

 

 

… D’accord, il n’est pas facile de parler la peinture de Martin Miguel. S’ajoute le fait de n’avoir de son travail qu’une vision morcelée, bien que je l’aie connu dès la fin des années soixante et regardé évoluer depuis lors. L’Ecole de Nice se distinguerait, selon ses détracteurs, par la recherche de la vitrine. Miguel qui figure légitimement dans la salle du MAMAC qui est dédiée à cette période de création niçoise serait plutôt escargot dans sa coquille. Il n’en sort que s’il pleut longtemps, et chez nous c’est rare : Une exposition personnelle tous les trois ans est son rythme le plus vif. Cependant, obstinément depuis au moins trente-cinq ans, il continue son parcours têtu. On imagine qu’il faudrait des pages et des pages pour réfléchir ce long chemin.

            Déjà, prononcer le mot « peinture », le dire « peintre », semble provocation à ceux qui connaissent les lourds bétons qu’il a maçonnés sur des structures d’abord de bâti, bois d’huisserie ou fer d’armature, puis sur des châssis construits… Travail sur les limites, en équilibre, toujours proche de choir, et avançant, comme tous ceux de notre génération qui m’ont vraiment intrigué et intéressé : Celui de Miguel, ou de Viallat, Buraglio, J.F Dubreuil, Charvolen, et quelques autres… Il persiste et il insiste : A Michel Butor qui, à raison, lui parle de la tradition des sculptures polychromes, Miguel répond « l’intérêt du sculpteur, c’est plutôt le volume (…) tandis que moi j’utilise toujours le même volume, ou presque (…) c’est le mur qu’il faut peindre (…) la peinture est dedans » (Peindre ou sculpter, entretien entre M. Butor et M. Miguel, dans le catalogue Miguel, Espace Vallès, Saint-Martin d’Hères 1996). « Ce que je veux travailler (…) c’est cette sorte de surgissement coloré, un peu comme si la couleur remontait du fond des murs dans une sorte de chute inversée ». Et dans le même catalogue, Raphaël Monticelli : « Ce rêve de bâtir sans cesse inaccompli sans cesse pousse à dire et on reste pourtant ainsi sur le seuil de dire. »  Sans doute, si toi Jacques demeure sans voix devant cette « peinture », tu te défausses sur quelqu’un qui n’en dit guère plus, sauf à se réfugier d’exposer, comme je l’ai fait en d’autres occasions, que ses propres problèmes de peintre… Peut-être est-il parfois bon de dire aux commentateurs et aux critiques de tendre l’oreille au parler de l’acteur sur son acte. Surtout s’il est bien incité, comme ici par un écrivain qui s’est toujours laissé titiller par les arts plastiques. Et commode pour nous, de meubler de leurs paroles notre silence : « Le thème de la porte c’est très important, dans la sculpture et dans la peinture, surtout lorsque, comme c’est votre cas, on fait des fausses portes et des fausses fenêtres. Ce qui est très beau, c’est que c’est par l’entour que vous évoquez la porte et la fenêtre » dit Michel Butor. Encore le bord, la limite, là où la peinture pourrait être sculpture, ou au moindre faux pas (ce qui je ne sais pourquoi n’advient jamais) tomber dans le vide.

            Porte symbolique. Perçue par chacun, elle n’est franchie que grâce à la clé d’une lecture acquise d’efforts persistants, de temps, de patience. Car si la banalité est facile à parler, l’importance d’une peinture en train de s’inventer se signale par ce qu’elle motive à enfanter dans la douleur des mots pour enfin la dire. « C’est bien une porte, mais on ne peut passer » dit Michel. « J’ai intitulé ça : è pericoloso sporgesi » répond Martin.

 

Cité dans l’article de Jacques Simonelli dans

 Le Patriote Côte d’Azur, 8 novembre 2002

 

 

 

 

     

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