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« Des écritures en Patchwork »
Textes de Marcel
ALOCCO parus de 1965 à 1985
en divers périodiques ou catalogues
Publiés en recueil par les « Z’Editons » d’Alain
Amiel, à Nice en 1987
28.
Réflexion narcissique
à propos de « la peau des murs »
On peut regretter qu’on ait dans ce livre apporté de Pignon-Ernest
peintre la preuve par l’académisme. Il serait pourtant hypocrite
de nier que dans le contexte actuel où vivre de façon continue
hors des circuits marchands (le mythe de 68, trop souvent évoqué)
est impossible, il n’ait pas été nécessaire
de marquer qu’un métier (et métier passionnant) fonde
les interventions graphiques d’un artiste dont les racines sont
dans la société telle qu’elle est ici et maintenant.
Que Pignon-Ernest, lui, notre contemporain, se soit un temps de sa vie
pris pour Le Gréco, ce n’est que « rite de passage ».
Ce qui reste de ce passé dans ses moyens doit peut-être
davantage à la photo, à ses modelés de gris et ses
dégradés de lumières, ou à Fernand Léger
pour la stature et l’assise des personnages : comparez le « Campeur » de
Léger (1954) au Maïakovski ou au Rimbaud de Pignon-Ernest...
Ainsi, qu’importe les bons peintres qui mettent leurs perfections
de modelé, de couleurs et de savoir faire autour de rien — préférables,
ici, les moyens (exhibé dans le livre, avec les dessins dits « préparatoires »),
dont on ne conserve en définitive que le nécessaire à l’intervention
dans le tissu culturel.
Cependant, j’aurais aimé, connaissant un peu dans le passé l’activité de
Pignon-Ernest, que « La peau des murs », (livre)
montre davantage comment tout s’est mis en place entre 1964 et
1967 — comment, surtout, au plan général, 1968
c’est juin, et la coupure qui va remplacer par des discours multiples
ce qui s’était construit durement par l’expérience
jusqu’alors ; comment après 1968, si la réception
est meilleure, ce qui s’élabore de fort est né des
années qui précèdent, non de 68. Superficiel, alimentant
médias, alimentant le verbalisme au lieu de susciter la parole,
le cliché de 68 est « mythe d’héritage » plus
que qu’instrument dynamique ; 1968 révélateur,
certainement, mais pas fondateur, devrait, je crois, se penser en terme
de clôture à partir d’où construire autrement
autre chose, au lieu d’être encore et toujours porté comme
acquis à perpétuer. 68, mythe qui réitère
le désir — mais désir de quoi si on le perçoit
pour ce qu’il est : un échec ? Ce n’est
sans doute pas hasard si l’on tente de rabattre sur l’activité Pignon-Ernest
tous les mythes de l’échec ou de la mort, et jusque dans
ce livre... « Mythe », disait un humoriste, « animal
qui fait de gros trous dans le vivant ».
Aussi bien Pignon-Ernest n’entre pas dans cet autre mythe, la « création
collective », qu’on tend à substituer à la
prise en considération du substrat collectif (social) d’une
création. Le travail conduit par Pignon-Ernest se fonde sur un
processus d’étude en commun : un collectif travaille à dégager
la signification du désir exprimé. L’image qu’en
donne Pignon-Ernest lui est propre, et probablement a-t-il très
vite, dès le début de l’intervention, l’intuition
de la forme à susciter. Tout peintre sait bien qu’à la
limite il choisit aussi ses hasards. Mais l’investissement affectif
et mental est d’abord assumé par le groupe, puis quand elle
commence à prendre « matière », l’image
est prise en charge par l’artiste, non plus dans le seul rapport
massif à l’intuition (pulsion, affectivité) mais
au maxima possible de conscience de ce qu’elle porte de sens, de
la potentialité de sens qu’elle pourra éveiller dans
la raison et dans l’inconscient des autres.
On voit donc que la question que pose ce livre dans le fait même
d’exister — la même que posait sans doute l’exposition
au Musée d’Art Moderne (ARC 2, Paris, avril 1979) — c’est
celle du lieu Pignon-Ernest, de la spécificité de la démarche.
On dira — trop, probablement— la force et la sensibilité du
dessin, la tendresse qui s’y manifeste, celle que le personnage
dissimule mal derrière la phrase ironique et ses grands rires.
Trop, car ce que doit dire l’exposition, ce que dit le livre, au
contraire, c’est que Pignon-Ernest, s’il était là comme
peintre ne serait qu’un peintre, un « bon peintre » probablement,
mais seulement un peintre de plus. Hors il importe — le livre l’indique à longueur
des propos de l’artiste— que ce soit l’intervention
d’un intellectuel, un discours qui cherche ses modalité différentes
et complexes : la pratique exploratrice d’un théoricien.
Affirmation que l’activité picturale est un fait intellectuel,
le terme intellectuel étant ici par rapport à manuel pris, à la
lettre, en complémentarité. Une position dans la culture
qui met l’accent sur un « agir dedans »,
non sur le donné, le reçu, le transmis, pas seulement un
héritage d’instruments conceptuel plus ou moins mis à neuf,
mais plutôt une organisation de l’espace pris en compte :
ici pour réduire le champ, une scénographie.
Il est significatif que l’expérience sous-jacente à l’image,
en permanence, soit celle du rapport au théâtre — à la
manière j’imagine dont le cinéma pouvait naître
du désir de revanche du comédien d’être encore
là. Alors, de même, se produit le dépassement du
texte par l’image (l’image Pignon-Ernest qui pourrait se
dire image sans texte) dépassement de ce texte possible qui aurait
durée, retour — mais texte quand il existe qui dure et revient
linéaire, avec un point final — tandis que l’image
globale éclate constamment, sans limites, grignotant le mur, le
temps, réinvestie d’un contexte en renouvellement.
Ce qui se récupère dans la galerie, le musée, le
livre (et ce livre), c’est l’image, et non la pratique, la
réflexion théorique, la démarche irréductible à cette
seule image. Est récupéré ce qui en reste « objet »,
pas ce qu’elle « a été », le
processus qui aujourd’hui, demain, continue son déroulement
dans telle action ou pensée, au Havre, Avignon, Nice ou Grenoble...
Nice, avril 1979
« La peau des murs, Ernest Pignon-Ernest » par Marie-odile
Briot et Catherine Humblot. Limage. BP 205. 75221 Paris Cedex 05.
Paru dans la revue NDLR n°5/6 (septembre 1980)
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