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Michel Butor

Déchirage


Mon cher Marcel,
(...) Chez toi la couture souligne la présence et la conscience du tissu, cette prodigieuse conquête de l'humanité. Tu utilises des formes très reconnaissables, des emblèmes empruntés au musées, à l'histoire de l'art, mais aussi au dessin animé. On peut donc décoder ton Suvre selon divers degrés de culture. Ce qui m'a intéressé au début, c'est le thème du patchwork parce que c'était pour moi l'un des emblèmes fondamentaux de la culture américaine, avec le "quilt" dont il est question dans Mobile. Au fond mon problème dans ce livre rejoignait tes préoccupations: comment coudre tout ça ensemble pour que ça tienne?
Dans le tissu nous avons aujourd'hui une sorte d'idéal de la continuité, mais à l'origine il ne pouvait être constitué que de pièces plus ou moins étroites et longues comme c'est encore le cas dans bien des régions. L'un des apports fondamentaux de la civilisation occidentale a été la conquête progressive du continu. Pensons à ces rouleaux vendus au kilomètre, dont peu importe la longueur puisqu'elle est telle qu'on sera forcé de découper à l'intérieur. De même le papier a d'abord été fabriqué en "formes", avant d'être produit en rouleaux énormes pour les journaux redécoupés.
On a chez toi tout un travail sur le déchirage du tissu. Ni découpure ni déchirure. Car il n'y a ni ciseaux ni accrocs. Tu sépares des pièces selon la technique ancestrale des vendeurs de drap. Puis tu les couds, mais en laissant bien apparentes cette couture et la séparation préalable. C'est pourquoi tu marques chaque pièce avec une image comme avec un sceau. Parfois déchirage et couture traversent une image. La suture rétablissant alors une continuité déchirée. A d'autres moments elle établit une continuité entre deux régions, deux images d'origines très différentes. Ces marques constituent une sorte d'alphabet général de notre culture, grâce auquel tu réalises des "patiences", un peu comme une voyante ou une tireuse de cartes.
Notre culture apparaît alors comme un jeu de cartes innombrables, mais où certaines sont plus révélatrices et plus fréquentes que d'autres. Tu as une pile et tu en tires des "donnes" en un certain nombre de rangées qui vont engendrer des histoires. Les emblèmes ainsi dispossés jouent un peu comme dans mes Matière de Rêves. Le système des colorations, coutures, textures anime ces idéogrammes d'autant plus efficaces qu'ils sont réduits à leur plus simple expression. Lascaux, Persépolis, Disneyland sont traduits par un certain nombre de traits fondamentaux immédiatement reconnaissables dans une technique de pochoir, et deviennent les éléments d'un tarot où nous déchiffrons nos aventures.
Ton Suvre est également emblématique de la façon dont nous connaissons la réalité qui nous entoure. Pensons au rôle des drapeaux. Et la toile est libre chez toi tout autrement que chez les autres peintres, avec ses bords déchiquetés, frangés qui la font communiquer avec l'extérieur. De plus le tissu se fait souvent transparent, s'assouplit. Tout ces échanges entre continuité et discontinuité rappellent certaines considérations théoriques des physiciens modernes.
Enfin l'origine italienne de ton nom souligne une référence à la Commedia dell'Arte. Chacune de tes Suvres est un habit et même un manteau d'Arlequin. (...)


Michel Butor
1993


Texte publié dans le catalogue "Marcel Alocco, Treize fragments ou la Quarantième" Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain, Nice Juin-Septembre 1993. (Version écrite d un entretien [1991] publié dans la catalogue « Passage Méditerranéen », Musées de Bédarieux, d Agde et Mèze). Publié dans " Alocco, Itinéraire : 1952  2002" (éditions de L Ormaie 2002)

 

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