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« Des écritures en Patchwork »
Textes de Marcel
ALOCCO parus de 1965 à 1985
en divers périodiques ou catalogues
Publiés en recueil par les « Z’Editons » d’Alain
Amiel, à Nice en 1987
34.
Ce qui hante la peinture...
Une école d’enseignement par correspondance s’est
rendue naguère célèbre en proposant : « Vous
savez écrire, donc vous savez dessiner ». S’il
est clair aujourd’hui que l’essentiel du problème
ne se résout pas en la seule possession d’un savoir (dessiner,
peindre), la relation de l’écriture à la plasticité reste
fortement présente, et sous les formes les plus surprenantes,
dans de nombreuses démarches d’artistes contemporains. Formes,
ou plus exactement, comme nous allons le voir, modalités :
le fantôme de l’écrit circule dans la mémoire
picturale jusqu’aux limites des apparences. Ce n’est pas
le moindre des paradoxes que de constater l’absence de ce qui est
le tracé, l ‘écriture, dans un art visuel, alors
que le texte absent est puissamment fondateur et maître des conditions
de possibilités. Ce texte, présent et absent à la
fois, pourrait donc ne pas apparaître dans un art cependant fait
de seules apparences... On frôle l’absurde. Disons, pour
concrétiser la remarque, qu’il s’agit d’un rapport
engageant l’acteur en son geste, le stylo, l’aiguille, le
crochet nouant leurs cheminements répétitifs (ainsi que
le démontre, par exemple, Pierrette Bloch), ou encore, qu’il
s’agit, (dans le cas de J.F. Dubreuil) d’une intégration
de l’emprise mécanique sur l’expression (et l’impression)
avec la répartition sur la surface scénique de masses,
réduites à des juxtapositions géométriques
de noir sur le blanc, et que l’on pourra retrouver, en abstractions
de couleurs confrontées, construites, pour restituer dans une évidence
aussi forte que la structure, le sens vrai du contenu.
A l’inverse, quelle que soit la forme qu’il adopte (mécanique
ou griffonnage jeté à la première personne à la
surface), le texte (qu’il se superpose à la peinture, ou
soit peinture, ou l’accompagne), est réduit le plus souvent à n’être
que paraphrase ou, au mieux, anti-phrase. Et il se veut presque toujours
dérision—sous peine, à prendre un ton trop sérieux,
d’apparaître dérisoire.
Pour chacun, plus ou moins ouvertement, le projet, ambitieux évidemment,
est de procéder à une relacture du monde ; mais par
un texte sans début et sans fin, qui embrouille la linéarité du
discours, et pourquoi pas, celle du temps. Laboratoire où tramer
un tissu insensé dans lequel chaque fragment serait aussi la totalité du
tableau. Il y a dans l’acte pictural la réalisation d’un
rêve.
Ce qui hante la peinture, c’est donc le texte au point où il
se met en doute : dans sa lisibilité, ou dans son statut
d’écrit, et aussi dans la signification que l’on peut
lui attribuer pour son exoistence en cette place là. Autant de
discours sur la réalité, de fictions actives, pour prendre
racines : textes ensevelis dans la couleur, mais qui en structurent
seuls l’ordonnance par leurs compositions d’origine, et font
du « marbre » le lieu où le tableau se construit
(J.F.Dubreuil). Effacement, accumulation, répétition (Arman).
Interrogation sur le principe même du lien de la tache au sens
et à la lettre, de la forme aux mots (Idéogrammaire, Alocco).
Fragments décontextés, miroirs figés des réalités
(Klasen, Gilli). Brisure du support et du sens : réfraction,
comme sur un miroir éclaté, d’un texte qui bégaie.
Illusion du sens conservé aux limites de l’audible (Villeglé,
Aeschbacher, Ghérasim Luca). Texte aléatoire, trous dans
la continuité du discours, dans lesquels le discours s’enrichit
de la perforation d’un autre discours (« Ionnell » de
C. Arden Quin, 1950). Nervures du geste griffées à la page
en à-côté de l’image, symboles interrogatifs
ou méditatifs (Maccheroni), longs descriptifs (Malaval), ou, au
contraire, enfin, à plein pinceau direct et naïf, des proclamations
impératives... (Ben).
On rejoint en ce point la fonction commune de la langue en ce qu’elle
a de plus quotidien pour mener son flirt avec la formulation visuelle.
Notre temps est souvent décrit comme celui de la civilisation
de l’image, induisant aux plasticiens une présence multiple
sur les murs de nos cités. Mais si l’image fait les trottoirs,
affiches, flèchages, énoncés directionnels (à la
fois aiguillages et notifications légiférantes), la plasticité en
est étrangement absente. Domine dans nos rues la « théâtralité »,
la mise en scène avec ses acteurs : la dame peu vêtue,
le monsieur bien rasé au slip démonstratif, cotoyant, en
période électorale, le veston croisé des quêteurs
de voix. Théâtralité, parce que le texte incite ou
excite, simule ou stimule l’acte (à ne lire, le plus souvent,
que dans le sens général de l’action...). Une théâtralité dévoyée,
dont nous sommes moins que spectateurs : car le spectateur est (ou
peut être) critique. Dans la rue, nous sommes plus qu’aveugles
ou paradoxaux acteurs passifs : des sujets guidés dans le
labyrinthe familier du paysage urbain. « Laissez vous conduire » dit
une publicité... d’aspirateurs !
Peut-être est-ce se payer de mots que de parler de « l’écriture
d’un peintre » ? Si c’est sans raison, ce
n’est certainement pas sans motifs. L’envahisseur image publicitaire,
si parfois elle a des idées, est d’une consternante pauvreté plastique.
Il lui manque cette vie des pigments, du geste, de la ligne parfaite
dans sa trajectoire mais en laquelle pointe la variation de la main,
cette sensation d’une invisible vibration que ne peut donner aucun
système de reproduction industrielle. Car la couleur s’y
affiche dans toute la rigueur des mécanismes. IL n’est de
sensibilité qu’aux limites des contraintes de la trame.
N’allons pa jusqu’à imaginer qu’il pourrait
y avoir de la matière, des effets tactiles, des transparences,
ou tous autres symptômes révélateurs de plasticité.
Ici, à mots couverts (de couleurs) on ordonne— à tous
les sens. La peinture serait, elle, plutôt encline à méditer...
Ainsi, « L »odalisque à la culotte rouge » de
Matisse » (1921) ne dit pas « faites l’amour » .
Elle donnerait plutôt à réfléchir aux rapports
que nous pouvons avoir au corps de l’autre, ou, si l’on est
femme, à son propre corps. Mais ce n’est qu’un aspect
accessoire. L’essentiel est qu’elle soit surtout fiction.
Et, misérable petit tas de fibres végétales et de
poussières colorées, de beaucoup moins d’intérêt
en la vraie vie qu’une quelconque femme ailleurs qu’aux cimaises
du Musées rencontrée, cependant, dans sa fragilité et
sa matière et d’apparence, unique et irremplaçable
pour mettre l’individu seul face à son pouvoir imaginant.
Là où l’art trame ses mensonges, fiction au sens
le plus pur, l’écriture rencontre la plasticité.
La fable de Rabelais, au cours de laquelle on voit, dans un climat proche
du polaire, les mots gelés lors d’un combat s’abattre
sur un navire, est la plus folle et la plus précise des images
de la tentation plastique liée d’origione au désir
de conservation du langage : « Tenez, tenez, dist
Pantagruel, voyez en cy qui encores ne sont dégelés » Lors
nous jecta sus le tillac pleibnes mains de parolles gelées, et
sembloient dragees perlees de diverses couleurs. Nous y vismes des motz
de gueule, des mots de sinople, des motz de azur, des mots de sable,
des mots dorez. Les quelz, estre quelque peu eschauffez entre nos mains,
fondoient comme neiges, et les oyons realement... » (Pantagruel.
Quart Livre. Chapitre LVI). Rencontre ici avec un fantasme alliant bizarrement
la prémonition des modernes techniques du surgelé et de
l’électro-accoustique. C’est bien en un pays de l’imaginaire
que le présent voyage du stylo se déroule. Image, encore :
s’impose le jour automnal, semi-polaire, de la figuration « froide » en
laquelle les mots raides et blancs se fixent sur des surfaces métallisées,
lisses et luisantes, dont le peintre produit un fragment, le tableau.
Association de froides sensations comme associations de mots— l’analogie
fonctionne. Notons pourtant qu’à l’opposé de
notre vision « imaginaire » du monde, l’Orient
placerait plutôt dans son estime au-dessus des peintres, Sagawara
Michizané, Calligraphe.
Comme en toutes démarches de création, il y a dans « les
mots de la peinture » flirt avec les limites. La peinture
est cernée de vastes « Déserts des Tartares » dans
lesquels le temps paraît s’immobiliser... Et pourtant elle
tourne !
Les démarches scriturales (voire scripturaires dans l’esprit
de quelques uns), de la peinture, vivant peut-être de l’illusion
que si les matériaux sont ici, disponibles dans un désordre
inspiré, s’écrira ce qui ne se peut encore dire.
Ecrits disloqués, instruments proposés en attente de messages.
Dires potentialisés : à cacher de timides acteurs
du Verbe, la peinture ne serait, en définitive, que pour faire
parler.
Analogies, semblances, apparences, fictions : comme l’écrivain
oppose à la mort de noires griffures sur des feuilles empilées
en fragile rempart, le peintre paraît tendre la frêle protection
d’un écran, translucide en dépit de toutes les couleurs.
Nice, octobre 1983
Catalogue « Ecriture dans la peinture »
Volume III (CNAC. Nice, 1984)
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