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Une
éternité fragmentaire
Jacques
Simonelli
«
Je suis chez moi dans l immobile de la lumière, dans les
violences marines
et les colères du Mistral. Ici est le pays, ici est ma chair et
l image fidèle de ce que je suis. »
Marcel Alocco
La promenade niçoise
«
Aussi n habitons-nous plus tout-à-fait ce pays, cette lumière,
cette paix. »
Philippe Jaccottet
Si
quelques expositions marquantes, la place qui lui est faite dans Les
années Supports-Surfaces (1965-1990), dans les rétrospectives
du mouvement Fluxus et de l Ecole de Nice, ou dans les deux volumes
des « Chroniques niçoises : genèse d un
musée » attestent l importance reconnue à
l Suvre plastique de Marcel Alocco, son Suvre littéraire
n a encore fait l objet d aucune étude d ensemble.
Entreprise avant les travaux picturaux, et poursuivie jusqu à
présent, elle n est pourtant pas moins considérable
par son ampleur, sa visée, ses moyens ni ses significations. Mais,
bien que l Suvre plastique en soit à bien des égards
la prolongation, Marcel Alocco l a en quelque sorte occultée,
de 1969 (date de la publication de Au présent dans le texte ) à
1999, année où (évidemment dans le domaine plastique)
il « considère que le travail créatif est terminé
: arrêt de la production d Suvres originales »
(Alocco, Itinéraire :1952-2002, p.164) et fait paraître son
premier récit, La promenade niçoise. Si des Suvres
récentes, Mes enfances, ne venaient démentir sa décision
de cesser de peindre, son travail pictural s inscrirait donc chronologiquement
à l intérieur d un travail d écriture
qui le précède et le déborde.
Ces quelques pages ont pour projet d en exposer les thèmes
principaux, (sans pouvoir s attarder sur des aspects plus ludiques
et expérimentaux qu il serait pourtant séduisant d examiner
de près), et de montrer comment tout en cheminant séparément
de l Suvre picturale, l Suvre écrite procède
comme elle d une métaphore qui les englobe toutes deux. Une
grande partie de cette Suvre étant encore inédite,
j en donnerai d abord une description succincte, en omettant
les textes théoriques qui relèvent d une autre écriture.
Les Poèmes adolescents, premiers essais poétiques
écrits de 1955 à 1958, que leur titre même place au
seuil de l Suvre ( « J avoue n être
pas encore né / Au désordre du langage », Petite musique,
p.54) ont paru en 1959. Ils esquissent, sous l influence avouée
de Laforgue (celui-ci plus aimé des plasticiens tel Duchamp
que des poètes) et parfois d Apollinaire ou Mallarmé,
les motifs essentiels des livres à venir : la faute d être
né, la mort portée en soi (« Je porte en moi ma mort
», Duo, p.45 ; «la mort / qui vit présente de mon sang
/ serre incarnée dans ma main », Barbares aujourd hui(s),
Mode d être, p.14), l écriture consubstantielle
à la vie, l amour comme seul lieu habitable : « Il
y a des yeux où j aurais pu vivre, ou mourir/ des yeux qui
prennent la mesure exacte de mon corps. »( Le Chaton, p.47). Et,
déjà, une mise en question de la possibilité même
du dire poétique et la volonté de miner de l intérieur
ses « poèmes-inanité » ( Testament, p. 50).
De 1959 à 1970 s échelonnent les poèmes du
recueil inédit Barbares aujourd hui(s), contemporains
de deux publications majeures : celle de la revue Identités (1962-1966),
avec Régine Aizertin-Robin, Régine Lauro, Jean-Pierre Charles,
puis Ben, Daniel Biga, Ernest Pignon-Ernest &, revue qui s intéresse
aux débats de la poésie, du Nouveau Roman, de Fluxus, du
happening et publie le premier ensemble de textes sur l Ecole de
Nice ; celle d Au présent dans le texte, écrit de
1961 à 1965 et publié en 1969, long poème présenté
comme « roman » et dont les phrases sont imprimées
en lignes verticales (comme celles de l Ode à Charles Fourier
d André Breton dans son édition originale, ou celles
d un des poèmes du Jonas de Dadelsen). On y découvre
l impact de multiples découvertes : la poésie de Cendrars,
dont Au présent dans le texte tient son souffle, la Beat generation
(Ginsberg sera présent au sommaire d Identités), les
avant-gardes niçoises, dont les acteurs se croisent dans la boutique
de Ben. L expérimentation formelle se développe, dans
les écrits (Barbares aujourd hui(s), Eprouvettes;
p. 1 et 28), les objets Fluxus et les Idéogrammaires,
où Marcel Alocco interroge le rapport des formes et des mots :
« J ai eu envie de trouver un moyen de travailler à
la fois sur la forme et la langue. Montrer comment la forme pouvait prendre
sens du seul fait de matérialiser ». La réflexion
y porte sur le rapport du sens à la mise en page/en espace et au
graphisme.
Au présent dans le texte est aujourd hui placé par
l auteur en tête d un cycle de cinq livres, Rhapsodies,
où s affirment les thèmes odysséens qui s épanouiront
dans Laërte, en même temps que l écriture se fait
plus ample. Voici la composition de cet ensemble :
Au présent dans le texte, 1961-1965, première rhapsodie
Chaque instant à perpétuité, 1970-1981,
deuxième rhapsodie
Fragilités complices, 1981-1987, troisième rhapsodie
Les galops de ma mémoire, 1987- 1992, quatrième
rhapsodie
Le testament d Ulysse, 1992-1997, cinquième rhapsodie.
On voit que l écriture poétique n a jamais cessé,
même si n en témoignent pour les lecteurs, pendant
trente ans, que Signes des temps (1976). Elle a longuement préparé
la rédaction de deux récits, La promenade niçoise
(1999) et Laërte ou la confusion des temps (2002),
qui intègrent des fragments de poèmes ou de prose écrits
au jour le jour depuis 1977, ainsi que des textes plus anciens.
En 2002, une première partie de ces « journaliers »
est publiée sous le titre La musique de la vie , qui avait été
envisagé jadis pour Au présent dans le texte (la reprise
de ce titre ancien montre bien que c est du départ d un
nouveau cycle qu il s agit). L écriture de ces
« journaliers » se poursuit depuis, ainsi que celle des récits
: dans JeuRoman(2001) et &d un âge sans mémoire
(2002), encore inédits, Marcel Alocco poursuit son jeu d échanges
textuels entre poèmes et récits, et ré-élabore
l ensemble de sa thématique, assumant ainsi la continuité
de son écriture.
A l exception des textes théoriques qui portent surtout sur
les problèmes picturaux avec une finesse dialectique et
un don pour la polémique également redoutables l écriture
d Alocco est (récits compris, issus qu ils sont de
ce « tas de pierre » que constituent les « journaliers
» et les Rhapsodies) essentiellement poétique. C est
dire qu elle relève d un emploi du langage à
des fins créatives : « En français, je parle sanscrit.
Sanscrit ou sanskrit. De sâskrta, "fait avec art" »
(Fragmentaires, 1995).
Cette entreprise indéfinie, peut-être démesurée
passer sa vie à faire signe, dans le domaine des images,
dans celui des mots ne va pas sans conscience de la situation
historique qui est celle de la poésie à la charnière
des années 50/60, époque où elle se trouve confrontée
de manière aiguë à sa propre impossibilité.
Impossibilité venue de l attente majeure mise en elle depuis
l insurrection surréaliste, dont Tristan Tzara, en 1931,
définissait clairement le but : « Il faut organiser le rêve,
la paresse, le loisir, en vue de la société communiste,
c est la tâche la plus actuelle de la poésie »
(SASDLR, n°4, déc.1931). On sait comment, lorsque cet espoir
d une réorganisation politique et sociale parut définitivement
déçu, l ordre dominant récupéra les
grands thèmes surréalistes en les retournant à son
profit, qu il s agisse de l érotisme, du rêve,
des jeux ou des loisirs.
D où le constat brutal de Gil J Wolman dans L anticoncept
(1951) : « C est fini le temps des poètes. Aujourd hui
je dors » (et ce sommeil sans rêves récuse les songes
où se sont perdues les potentialités libératrices
du surréalisme). Cet impossible de la poésie, Wolman le
mettra plus tard en acte, dans ses Inhumations (1993), dont les fragments
lapidaires sont autant de « blocs ici-bas chus d un désastre
obscur ».
A la même époque, les Poèmes irrévocables de
Georges Alexandre dont Yellow dog blues sera repris dans le n°11/12
d Identités), jeune poète hongrois exilé
à Paris, prouvent pourtant que la poésie peut encore s identifier
au cri d une conscience portée à son plus haut point
de révolte. Ces quelques poèmes, écrits directement
en français, dénoncent avec une lucide et salubre violence
le double aspect, stalinien et bourgeois, de l aliénation
moderne, et la séparation du sujet d avec un monde
celui des certitudes sensibles, des formes naturelles dont l oppression
le dépossède : à ce piéton des routes d Europe,
seuls « des jardins abandonnés offraient leurs cyprès
/ comme des enfants sacrifiés parmi les villages bas » (Le
Passage, 1950).
La dévastation s est depuis poursuivie, de sorte que tout
ce qui était susceptible d accueillir le sujet « au
cSur du monde » achève sous nos yeux de disparaître,
et que la poésie ne saurait désormais chanter « la
région où vivre » si celle-ci n est
plus qu une fiction vidée de toute substance. Il n y
a plus, « derrière la gaze des rideaux », les visions
qu apercevait Rimbaud ni même de monde qui puisse
être l objet d un dire poétique.
Pour ceux qui, tel Marcel Alocco, se sont dès l adolescence
« reconnus poètes » (Poèmes adolescents,
Pesée, p.32), s offre alors la voie de « devenir
écriture », de « se grimer écriture »
(Id, p. 35) et de privilégier le langage, matière du poème
jusqu à concevoir l écriture comme sa propre
fin (ce qui correspond à l interrogation d Alocco peintre
sur les constituants de la peinture). Ceci au risque, pour reprendre l analyse
d Yves Bonnefoy, que « présence et écriture
s excluent » (Le nuage rouge, p 280). Mais (poursuit-il)
que soit dénoncée cette primauté du poème,
et « &la poésie n exclut pas la présence,
elle la crée ». Ce difficile pari, donner à l être
l assise du langage, Marcel Alocco va le tenir.
Chez lui la trajectoire de la vie, sa raison d être, est au
prix de la poursuite ininterrompue de l écriture. Celle-ci
fait du mouvement de la vie son souffle, son rythme et son projet. A la
différence de Mallarmé, pour lequel l écriture
vise un absolu conceptuel et artistique qui est au-delà du vécu,
et abolirait celui-ci s il était atteint, Alocco n aperçoit
nul absolu au terme de l usage artistique du langage, parce que
pour lui l absolu est en amont de la naissance, vécue en
conséquence comme exil, existence (ex-sistere), perte d un
état de plénitude immanente, essentielle, dans lequel les
mots ne sont pas nécessaires : « Il ne te manquait pas la
parole. Pour faire quoi ? Avec l Un, ce n était pas
nécessaire » ( &d un âge sans mémoire,
p. 27). C est à partir de cette perte, originelle et totale,
de cette séparation qu est « l imprononçable
jour de (sa) naissance » (Lautréamont) que l infans,
par rupture de l état fusionnel, accède à l ordre
ou, comme l écrit Alocco, au désordre du langage.
Cette conception est biographiquement liée à la séparation
trop précoce d avec une mère, dont traite longuement
&d un âge sans mémoire. « Maman
a disparu &Sevrage radical » (id. p.34), écrit-il. Et,
dans La musique de la vie : « Une fois encore sa mère
ne viendrait pas / il ne serait qu une longue attente incolore /
un sevrage impitoyable » (D enfance, p. 21). Plus tard, le
narrateur, né l année de la destruction du village
basque, s identifiera à l enfant du Guernica de Picasso,
« nourrisson arraché au sein encore jailli hors du corsage
sombre et dégrafé ( & d un âge, p.6).
« Ma mère s était absentée ( &)
sa langue m était totalement étrangère »
(id, p.13) et l enfant reste « sans paroles possibles »
(id. p.34). « Je regarde avec envie la petite fille qui manipule
le sable. Je l aime sans dire mot. Je le dis en mordant la chair
claire et tendre. Elle hurle, me repousse ( &) Jardin Sainte Agathe,
la sainte aux seins coupés ( &) Chair-maman-absentée
de la petite fille ( &) Séparé, toujours séparé
» (id. p.34). Et désormais, l apparition de la femme
aimée provoquera ce mutisme, ce retour à l avant des
mots, à l avant de la séparation : « Elle entre
en scène ( &) Elle vous laisse sans voix. C est Elle,
je la reconnais ! » (Jeuroman, p.45)
L absence de la mère, aggravée par d autres
pertes la mort de la marraine de l auteur, la déportation
d une petite voisine juive (La Musique de la vie p.100,
Laërte p.56) , sera l archétype de toutes les
autres. Même quand « la première gamine prêtera
à (ses) lèvres adolescentes / la ronde tiédeur rêvée
» (La Musique de la vie p.21, Laërte p. 64) «
seul comptera le fantôme / l autre sein caché / son
refus » (La Musique de la vie p.20 ; Laërte p.56).
Pris entre le souvenir de la plénitude prénatale (forcément
réifié, puisque le « non-fini », la «
totalité de l être », l « irréfutable
présence » ( & d un âge p. 3-4) ne peuvent
être formulées autrement que sur le mode des perceptions
de la conscience séparée) et le terme du parcours qu interrompra
« l incontournable scandale de la mort, au bout » (Laërte
p.12), l homme n est poète qu au risque d affronter
ce que tant d autres semblent supporter avec une absurde et brisante
résignation les limites de l inacceptable condition
humaine, telle qu elle leur est faite lorsque « s amorce
la chute, démarre la naissance » et que l on «
déboule vers la vie, précipité vers la mort »
( &d un âge, p.4).
Pour combler ce « lieu vide de l absence » (id, p.7)
que la naissance/exil a moins produit qu elle ne l a creusé,
l être séparé est induit, introduit (extroduit
?) à la nécessité de parler : « tu n as
pour te protéger que ce corps trop tendre, ces mains qui écartent
le feu, et maintenant, après long apprentissage, quelques mots
sans poids pour fléchir la balance » (id, p. 7-8). Il lui
faut s insérer dans la langue, et donc s infiltrer
dans le tissu tissé par ceux qui le précèdent et
ceux qui le suivront, c est à dire dans l Histoire.
Insertion difficile, vu les quatre langues parlées autour de l enfant
Alocco : français, génois, niçois, piémontais
ces trois-là deviendront ses « langues refoulées
», et le français sa langue « dérobée
» (id, p.14).
Les « pauvres mots usés » (id.p.8) restent le seul
recours contre la dégradation permanente des formes du réel,
bien près de s effacer « si ne le sauve un moment l écriture
» (Jeuroman, p.82). « Tout l art n est qu échafaudages,
accumulation des mots pour remplir l aporie béant sous l origine
» (Fragmentaires, p.79).
Il est de fait un monde ouvert par Hölderlin, Rimbaud, voire
Dadelsen où les mots devenus poésie n excluent
plus (par l articulation signifié/référent)
la présence des objets naturels, mais l éveillent.
Il est des « phrases magiques », des « mots sésames
qui construisent les êtres et les choses autour du nouveau venu
» ( &d un âge p.8), « des mots de
passe qui ouvrent à jamais le monde de l enfance »
(La promenade niçoise p.39), et voici « l impression
soudain que tout est dit, indépassable prononciation du monde »
(Jeuroman, p.74). « Mots usés » certes, que le poète
rend à leur plénitude ; le temps sans durée de l illumination,
s il s assume comme « cette voix permanente qui perpétue
les paysages » (Laërte p.48). Alors, « autour de nous
tout n est qu évidence » (Rhapsodie IV, p.36),
« le fruste repas d olives, de pain et de fromage »,
« les raisins dorés », les orages de l automne
», « l île natale » de Laërte
(p.17), comme le blé, le vin, les fruits mûrs et l archipel
de Hölderlin. On ne peut s empêcher de songer ici à
Segalen et à sa quête du pays du réel, ni aux chemins
frayés par Ponge ou Perse, du « parti pris » ou de
la « suffisance » des choses ; ou à Tardieu, lorsqu il
écrit : « quand bien même je verrais de mes yeux /
grouiller l Autre Côté des choses ( &) je croirais
toujours à la sainte Réalité qui partie de nos mains
s enfonce dans la nuit » (Une voix sans personne). Réalité
à la mesure de l homme, mais réalité sans cesse
minée et menacée, qu il faut nommer pour la faire
exister (« celui par qui la réalité existe d être
nommée » ( & d un âge, p.45). La
« réalité » et non la nature : l homme
d après la deuxième révolution industrielle
vit, non au milieu d objets naturels, mais parmi des produits ;
il n est plus de présence immédiate, ni d «
éloge » (Perse), ni de fusion avec « la lumière
nature » (Rimbaud). Il faut de l expérience intime
de l absence, susciter l émergence d une présence,
incertaine et toujours à refonder telle celle de l arbre
dans Pureté d un rêve, toile prémonitoire de
Chirico.
Cette présence maintenant fugitive semble pourtant s être
prodiguée en pur don je songe à la plénitude
de certaines miniatures de Fouquet, aux paysages siennois des Lorenzetti
avant que la Renaissance (terme du coup quelque peu ironique),
en travaillant aux moyens d une autre saisie du monde, ne consomme
et confirme la séparation.
« Adieu la forte maison de pierre ( &) adieu l eau tirée
du puits ( &), les longues rangées de poires sur les claies
paillées au grenier ( &), adieu le feu des bûches de
pin » (Laërte p.26) : Alocco connaît certes
« les journées enfantes » au « verger »
de Rimbaud, « le premier silence de l arrière-saison
», « les peupliers, trembles du soir » de Dadelsen,
mais ne peut les évoquer sans les affecter du signe de la perte.
Voilà « l huile d olive répandue sur le
sol par l occupant ( &)/ les gestes profanateurs de la vie
/ le blé mêlé à la terre imbibée de
pétrole méthodiquement » (Au présent dans
le texte, p.71). Les violences de l histoire ont, en l espace
de deux générations, brisé les apparences plénières
qui donnèrent lieu à l enfance du poète. Et
le deuil de son enfance en ce qu elle connût de rural, c est
en toute logique au Dit d un paysan d Hissarlik (Rhapsodie
IV, p ? ? ? ? ? ? et Laërte p. 92) qu il va en confier
l expression : « que n êtes-vous nés comme
nos oliviers tenus par vos racines / contents de vos ombres et de vos
pluies comme de la splendeur des soleils / contents de l huile fraîche
pressée au moulin / comme chaque hiver nous le sommes en regardant
couler son or liquide », en un beau poème à la conclusion
de prime abord paradoxale : « que l histoire passe son éponge
au tableau noir de l éternité / il restera pour nos
malheurs toujours quelques traces / mais j avance et j espère
».
Adhérer ainsi au mouvement de l histoire, c est encore
assumer la coïncidence « je suis né / Guernica »,
mais en en renversant le sens, et donner libre cours à une révolte
grâce à laquelle le dire du poète peut rejoindre la
parole collective, même si l espoir commun est souvent démenti
: « aucune guerre n est dernière / aucune lutte n est
finale » (Rhapsodie V, 17)
C est parier « qu un temps existe mieux habitable peut-être
» (Laërte, p.27), temps partagé où «
l histoire banale de n importe qui parmi vous » (Au
présent dans le texte, p.151), « le monologue parmi quelques
milliers de voix » (Barbares aujourd hui(s), p.22),
la « seule petite voix » se fondra « dans un chSur
immense », sachant « qu elle chante et que quelqu un
quelque part écoute, qu ils sont plusieurs si c est
possible, ce qui s appelle l espoir, plusieurs qui entendront
» (Laërte, p.50).
Ce devenir collectif ne peut s envisager qu au prix d une
critique radicale de « l état des choses » dont
Au présent dans le texte est l expression la plus
virulente : « car tout est à dénoncer je voudrais
ici des mots qui hurlent tout est à dire tout » (p.98). Rien
de ce qui constitue le mensonge social n est épargné
: religion ni famille, guerres coloniales, école, culture, architecture
: « immeubles style récent lignes cages( &) la pure
médiocrité nue quel croque-mort »(p.62), presse, publicité &
« Que sommes-nous l individu il rencontre des imbéciles
» (p.158) ; et pourtant conviction où s enracine
la rage « je vous assure que tout homme est un voyant qui
s ignore » (p.64). Vérité qu il appartient
à la parole poétique de révéler : «
mais un chSur s élève déjà / il
en est d innombrables qui sentent combien leur voix fait bien et
s accorde ( &)/ parfois plus forte une voix solo indique un
refrain que tous découvrent et reprennent / il ne chante pas seul
longtemps celui dont la voix est assez forte juste ample et / généreuse
la salle est avec lui la place est avec lui » (p.169).
Poésie rebelle, proche des textes que Daniel Biga ou Jean-Pierre
Charles publient à la même époque dans Identités,
et de Aïsha, le magnifique poème de Serge Sautreau et André
Velter, écrit lui aussi en 1964, sans qu il faille y voir
la moindre influence : la révolte de ces poètes est commune
à toute leur génération, et s épanouira
dans les journées insurrectionnelles de mai 1968.
L élan révolutionnaire s appuie chez Marcel
Alocco, comme chez les jeunes émeutiers de ce beau printemps, sur
une double et indivisible exigence : la libération commune n est
possible que si, d un même mouvement, s émancipe
et s accomplit l amour : « le jour qui vient son visage
nous le devinons comme / celui d une femme aimée qui paraît
à l autre extrémité de la rue lorsque nous
l attendons » (Au présent dans le texte, p.
169) . Car la femme « qui veille aux champs » (Rhapsodie,
IV, p. 5) et « reçoit le monde » (id. p.32) peut seule
nous le restituer, jusqu à devenir le lieu, « le pays
ami, l amour toujours neuf d une femme » ( &d un
âge, p.10). Ce thème, déjà relevé
dans les Poèmes Adolescents, prend sa forme la plus ample
dans La promenade niçoise : « Un jour j ai habité
ses yeux. Je n ai plus depuis changé de domicile »
(p.82) et se nuance dans & d un âge sans mémoire
: « Tu es l univers complexe, le filtre de mon regard, celle
à qui je nommais le monde » (p.57). La femme aimée
dépend donc elle-même des pouvoirs du langage : « tu
n es en cet instant que le fragile équilibre que te donne
cette écriture » (id. p.55), « tu n existerais
plus si je ne construisais sur cette page, maculée de signes en
bon ordre, la fiction des mots qui te restitue » (Rhapsodie
III, III, 2)
L île où s éveillent Pénélope,
Laërte et Ulysse ne se maintient que grâce au tissage incessant
de ce que Marcel Alocco nomme le « texte-île » ( &d un
âge, p.55), lui-même pris dans une plus vaste trame,
puisque nous ne sommes « qu une phrase par d autres
commencée » (Laërte, p.40), phrase qui fait
trace, et, « temps infime au cSur de l éternité,
trajectoire » ( &d un âge p.7) puisque «
cent fils tirés, cent fragments cousus, font un parcours »
(Rhapsodie III,VII, p.2), un itinéraire dont le tissage
est la métaphore, laquelle domine autant l Suvre littéraire
que l Suvre plastique, avec la position centrale qu y
occupe le Patchwork.
Métaphore déjà inscrite certes dans la polysémie
du verbe latin texere (tisser une étoffe / composer, écrire
un ouvrage) et de ses dérivés textum (tissu /trame
d un discours) et textus (mêmes sens) qui est à
l origine du français texte ; ou dans le grec rhapsôdos
(de rhaptein, coudre et odê, chant) qui désigne
les chants successifs des épopées d Homère,
et que Marcel Alocco reprend pour titre général de ses principaux
poèmes (que l on songe aussi aux Rhapsodies de Petrus
Borel, et aux Raccrocs de Tristan Corbière, pour une démarche
analogue). Analogie développée tout au long de l Suvre
écrite : « l auteur est présent, qui pourtant
n apparaît guère dans la trame lâche du texte,
et si peu dans la chaîne très souvent brisée du récit
; mais il parcourt tout au long le tissu, à l intérieur
des fibres, secrète présence pour accaparer finalement la
totalité : le sens » (Rhapsodie III, p.61) Il se
fait, dans le Patchwork comme dans le récit, « la petite
main qui recoud les tissus disloqués » (JeuRoman,
p.116). Car le mouvement est en réalité double : Alocco
déchire tout autant qu il tisse, et détisse tout autant
qu il recoud, « raccommode » (Laërte,
p.10), verbe qui suppose un dégât préalable. Il faut
« briser au début, recoudre à la fin » (JeuRoman,
p.117), pour qu à terme « rien ne [ soit] perdu. Rien.
Tout ce qui sera dans le livre sera sauvé » (Rhapsodie III,
61), ce qui correspond à l évolution et à la
dynamique du Patchwork où l image, d abord disloquée
(1973-1977) sera ensuite conservée ; de même le Patchwork
réintègre-t-il les équevilles, ces chutes de fils
qui seront montrées, tressées, avec l Suvre,
et sont le symbole traditionnel des « jours en allés »
que brûlait le tisserand, chez François Villon :
Mes jours s en sont allés errant
Comme, dit Job, d une touaille
Font les filets, quand tisserand
En son poing tient ardente paille :
Lors, s il n y a nul bout qui saille,
Soudainement il le ravit.
(Testament, XXVIII).
A ces débris surnuméraires répond, dans l Suvre
écrite, le « tas de pierre » que sont les notations
poétiques quotidiennes, matériaux bruts qui nourrissent,
réagencés, « recousus », les ensembles poétiques
et les récits (particulièrement La promenade niçoise
et Laërte).
Le projet du Patchwork est de résoudre le problème de l image
picturale en s insérant dans l ensemble des représentations
existant depuis les origines de l art figuratif (signifiées
ici par les chevaux de Lascaux), en s appropriant toutes les images
que l homme a données du monde (qui deviennent ainsi un pré-texte
au Patchwork). Celui des livres d Alocco est « une écriture
qui serait venue comme formulée par d autres livres »
(Laërte p.11) ; écrire devient alors « entrer
le texte dans le tissu » (d un âge, p.14), tissu placé
sous l invocation des pères fondateurs, Homère pour
ses rhapsodies, Turold pour sa geste (du latin gesta, où
l on est en droit d entendre gestation) ; au « ci falt
la geste que Turoldus declinet » sur quoi s achève
La chanson de Roland, répond, dans Au présent
dans le texte (p.170) « votre épopée s arrête
qu à Nice ( &) Marcel Alocco recueillait ».
Dans le Patchwork comme dans les écrits, il s agit au fond
de la même tentative de s infiltrer dans un tissu préexistant,
et d y pousser l exploration jusqu à son origine
(du moins jusqu à ce qui est communément tenu pour
tel). Chemin faisant, le je rejoint le nous, comme dans les tissages de
cheveux dans lesquels sont nommées les donatrices, Suvres
où leur don renvoie une fois de plus à un thème originel
(les femmes inventant le tissage à partir du tressage de leurs
cheveux, selon l hypothèse de Freud). Origine qu interrogent
aussi les actuelles Mes Enfances, ensemble d Suvres réalisées
d après des dessins d enfants.
Origine indiscernable, si « l obscurité est à
l origine » ( &d un âge, p.10),
autant qu « imprononçable » (id. p.58), origine
/ zéro puisque l ombilic est une « cicatrice ronde
comme le O d Origine » (id p.22), origine « pivot. Tout
est autour » (id. p.28) La rotation autour de ce pivot suppose une
fin analogue au début : la vie est un « steeple épuisant
entre une cavité d utérus toujours en vain revisitée
et celle du tombeau qu un jour sur nous on obture » (id. p.22-23).
Poser ses pas dans ses pas +
pour remonter /
jusqu au point O de OriginE ( . = o) lorsqu
on . est parvenu au E de terminE ( . )
lisait-on
déjà dans Barbares aujourd hui(s) (Passage,
juin 1969).
Alors « mourir serait une aube ( &) Je serai le bout et la
continuité du cercle qui achève mon nom le O de l origine
» (Rhapsodie V, p.20) Le rapport O/E (Origine-terminE)
est analogue au rapport A/O (alpha-oméga) entre les lettres duquel
s inscrit le patronyme de l auteur, ce nom du père
qui nie la langue maternelle : « Mon père, qu as-tu
fait de ta langue maternelle pour qu aujourd hui je l ignore,
et ne puisse l entendre sans traduire ? » (Rhapsodie
II, p.6). L herbe mouillée où meurt Laërte est
« l herbe humide d une aube nouvelle » (Laërte,
p.9).
« Du vagin à la fosse » (Rhapsodie III, dernière
page), l auteur, « pris dans le réseau des fils fins
» ( &d un âge, p.57), file « la dernière
fibre du drap d un linceul à vieillir effiloché d attente
» (id. p.60). Fil à fil, comme l araignée, il
édifie maille après maille un réseau d apparence
ténue, mais idoine à capturer, à retenir les formes
du sensible. Les fils de chaîne de la toile d Arachné
qui incarne chez Homère, très loin de Pénélope,
la part nocturne du tissage, divergent de leur centre commun, fuient chacun
pour son compte, cette cicatrice / ombilic, ce foyer vide déserté
? qui les engendre tous. La trame ménage entre eux des
chemins de traverse, récuse les tracés rectilignes, suscite
d inattendus carrefours.
Singulier artisanat qui désigne sans cesse ce que voudrait nier
le déploiement centrifuge de la toile et qui est l abîme
où celle-ci se fonde, matrice et tombe, origine déjà
ruinée par le terme inéluctable : tisser la toile où
l on se prend, s y débattre, la déchirer, l effilocher
en conservant les chutes, découper en gardant les copeaux, collectionner
les signes de la perte pour reconnaître en celle-ci le moteur de
toute activité créatrice.
Et ce jusqu aux « derniers mouvements minuscules d un
abandon programmé », à « la chute, et cet instant
où les amarres sont larguées » (Laërte,
p. 7-8), seconde mortelle jusqu à laquelle « il était
temps », à partir de laquelle « il sera maintenant
le présent » (id., p.171), puisque « l Eternité
n a pas de durée, elle est. Le temps ne s y écoule
pas, et d y entrer fait de cette seconde son équivalent »
(id. p. 25). Instant de pure présence, ascension verticale qui
échappe à l horizontal du temps (comme peut l être
l instant de l étreinte, anagramme d éternité),
où les formes du sensible entrent « dans l éternité,
dans une éternité d or sur les feuilles, d agitations
d oiseaux dans les arbres, de silence infini dans l espace
» ( &d un âge, p.51) et qui, au-delà
de l enfance, se confond avec le moment de l avant naître
: « Je rêve que revient ce temps suspendu au centre de quelque
chose qui serait si total que tous les mots n y suffiraient pas.
Imprononçable qui justifie la course jusqu à ne l atteindre
jamais » (id , p. 58), et avec le temps de l après-mort
:
« Je m engloutis lentement avec toi dans la gloire des origines
( &)
sans angoisse et comme dans un vaste silence de paix
avec tout au fond cette mélodie acquise une fois pour toutes
des je t aime murmurés que rien n efface jamais ( &)
nous entrerons ensemble dans l ombre du tableau comme le texte appris
sous l éponge disparaît dans l humide retour
au tout total du noir »
(Rhapsodie V, p.27).
« Ensemble », car « je t aimerai jusqu au
bout de la route » (Laërte, p.170). L Suvre poétique
de Marcel Alocco ne serait que la célébration du deuil d être
né, qu « une longue simulation de revanche pour une
enfance manquée » (Rhapsodie IV, p.61) si l espoir
mis en l amour ne venait en rédimer la mélancolie.
« L amour est présent pour guider tous nos pas / heureux
ou malheureux il justifie la ride » (Rhapsodie V, p.7), et pare
de « tous les chants du possible ( &) le devenir de l homme
et de la femme toujours en invention » (id. V, p.27). En lui seul
se fonde le grand mouvement d adhésion au monde en tant que
devenir sur lequel s achève le cycle des Rhapsodies
( V, p. 40) :
« J ai frôlé de ma lèvre ce sein qui s étonnait
et les siècle des siècles continuent la route des hommes
ô mémoire impérissable jusqu à la dernière
seconde d avoir été ensemble une éternité
fragmentaire ».
Jacques
Simonelli
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