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Une éternité fragmentaire

Jacques Simonelli

« Je suis chez moi dans l immobile de la lumière, dans les violences marines
et les colères du Mistral. Ici est le pays, ici est ma chair et l image fidèle de ce que je suis. »
Marcel Alocco
La promenade niçoise

« Aussi n habitons-nous plus tout-à-fait ce pays, cette lumière, cette paix. »
Philippe Jaccottet

 

Si quelques expositions marquantes, la place qui lui est faite dans Les années Supports-Surfaces (1965-1990), dans les rétrospectives du mouvement Fluxus et de l Ecole de Nice, ou dans les deux volumes des « Chroniques niçoises : genèse d un musée » attestent l importance reconnue à l Suvre plastique de Marcel Alocco, son Suvre littéraire n a encore fait l objet d aucune étude d ensemble.
Entreprise avant les travaux picturaux, et poursuivie jusqu à présent, elle n est pourtant pas moins considérable par son ampleur, sa visée, ses moyens ni ses significations. Mais, bien que l Suvre plastique en soit à bien des égards la prolongation, Marcel Alocco l a en quelque sorte occultée, de 1969 (date de la publication de Au présent dans le texte ) à 1999, année où (évidemment dans le domaine plastique) il « considère que le travail créatif est terminé : arrêt de la production d Suvres originales » (Alocco, Itinéraire :1952-2002, p.164) et fait paraître son premier récit, La promenade niçoise. Si des Suvres récentes, Mes enfances, ne venaient démentir sa décision de cesser de peindre, son travail pictural s inscrirait donc chronologiquement à l intérieur d un travail d écriture qui le précède et le déborde.
Ces quelques pages ont pour projet d en exposer les thèmes principaux, (sans pouvoir s attarder sur des aspects plus ludiques et expérimentaux qu il serait pourtant séduisant d examiner de près), et de montrer comment tout en cheminant séparément de l Suvre picturale, l Suvre écrite procède comme elle d une métaphore qui les englobe toutes deux. Une grande partie de cette Suvre étant encore inédite, j en donnerai d abord une description succincte, en omettant les textes théoriques qui relèvent d une autre écriture.
Les Poèmes adolescents, premiers essais poétiques écrits de 1955 à 1958, que leur titre même place au seuil de l Suvre ( « J avoue n être pas encore né / Au désordre du langage », Petite musique, p.54) ont paru en 1959. Ils esquissent, sous l influence avouée de Laforgue (celui-ci plus aimé des plasticiens  tel Duchamp  que des poètes) et parfois d Apollinaire ou Mallarmé, les motifs essentiels des livres à venir : la faute d être né, la mort portée en soi (« Je porte en moi ma mort », Duo, p.45 ; «la mort / qui vit présente de mon sang / serre incarnée dans ma main », Barbares aujourd hui(s), Mode d être, p.14), l écriture consubstantielle à la vie, l amour comme seul lieu habitable : « Il y a des yeux où j aurais pu vivre, ou mourir/ des yeux qui prennent la mesure exacte de mon corps. »( Le Chaton, p.47). Et, déjà, une mise en question de la possibilité même du dire poétique et la volonté de miner de l intérieur ses « poèmes-inanité » ( Testament, p. 50).
De 1959 à 1970 s échelonnent les poèmes du recueil inédit Barbares aujourd hui(s), contemporains de deux publications majeures : celle de la revue Identités (1962-1966), avec Régine Aizertin-Robin, Régine Lauro, Jean-Pierre Charles, puis Ben, Daniel Biga, Ernest Pignon-Ernest &, revue qui s intéresse aux débats de la poésie, du Nouveau Roman, de Fluxus, du happening et publie le premier ensemble de textes sur l Ecole de Nice ; celle d Au présent dans le texte, écrit de 1961 à 1965 et publié en 1969, long poème présenté comme « roman » et dont les phrases sont imprimées en lignes verticales (comme celles de l Ode à Charles Fourier d André Breton dans son édition originale, ou celles d un des poèmes du Jonas de Dadelsen). On y découvre l impact de multiples découvertes : la poésie de Cendrars, dont Au présent dans le texte tient son souffle, la Beat generation (Ginsberg sera présent au sommaire d Identités), les avant-gardes niçoises, dont les acteurs se croisent dans la boutique de Ben. L expérimentation formelle se développe, dans les écrits (Barbares aujourd hui(s), Eprouvettes; p. 1 et 28), les objets Fluxus et les Idéogrammaires, où Marcel Alocco interroge le rapport des formes et des mots : « J ai eu envie de trouver un moyen de travailler à la fois sur la forme et la langue. Montrer comment la forme pouvait prendre sens du seul fait de matérialiser ». La réflexion y porte sur le rapport du sens à la mise en page/en espace et au graphisme.
Au présent dans le texte est aujourd hui placé par l auteur en tête d un cycle de cinq livres, Rhapsodies, où s affirment les thèmes odysséens qui s épanouiront dans Laërte, en même temps que l écriture se fait plus ample. Voici la composition de cet ensemble :
Au présent dans le texte, 1961-1965, première rhapsodie
Chaque instant à perpétuité, 1970-1981, deuxième rhapsodie
Fragilités complices, 1981-1987, troisième rhapsodie
Les galops de ma mémoire, 1987- 1992, quatrième rhapsodie
Le testament d Ulysse, 1992-1997, cinquième rhapsodie.


On voit que l écriture poétique n a jamais cessé, même si n en témoignent pour les lecteurs, pendant trente ans, que Signes des temps (1976). Elle a longuement préparé la rédaction de deux récits, La promenade niçoise (1999) et Laërte ou la confusion des temps (2002), qui intègrent des fragments de poèmes ou de prose écrits au jour le jour depuis 1977, ainsi que des textes plus anciens.
En 2002, une première partie de ces « journaliers » est publiée sous le titre La musique de la vie , qui avait été envisagé jadis pour Au présent dans le texte (la reprise de ce titre ancien montre bien que c est du départ d un nouveau cycle qu il s agit). L écriture de ces « journaliers » se poursuit depuis, ainsi que celle des récits : dans JeuRoman(2001) et &d un âge sans mémoire (2002), encore inédits, Marcel Alocco poursuit son jeu d échanges textuels entre poèmes et récits, et ré-élabore l ensemble de sa thématique, assumant ainsi la continuité de son écriture.
A l exception des textes théoriques qui portent surtout sur les problèmes picturaux  avec une finesse dialectique et un don pour la polémique également redoutables  l écriture d Alocco est (récits compris, issus qu ils sont de ce « tas de pierre » que constituent les « journaliers » et les Rhapsodies) essentiellement poétique. C est dire qu elle relève d un emploi du langage à des fins créatives : « En français, je parle sanscrit. Sanscrit ou sanskrit. De sâskrta, "fait avec art" » (Fragmentaires, 1995).
Cette entreprise indéfinie, peut-être démesurée  passer sa vie à faire signe, dans le domaine des images, dans celui des mots  ne va pas sans conscience de la situation historique qui est celle de la poésie à la charnière des années 50/60, époque où elle se trouve confrontée de manière aiguë à sa propre impossibilité.
Impossibilité venue de l attente majeure mise en elle depuis l insurrection surréaliste, dont Tristan Tzara, en 1931, définissait clairement le but : « Il faut organiser le rêve, la paresse, le loisir, en vue de la société communiste, c est la tâche la plus actuelle de la poésie » (SASDLR, n°4, déc.1931). On sait comment, lorsque cet espoir d une réorganisation politique et sociale parut définitivement déçu, l ordre dominant récupéra les grands thèmes surréalistes en les retournant à son profit, qu il s agisse de l érotisme, du rêve, des jeux ou des loisirs.
D où le constat brutal de Gil J Wolman dans L anticoncept (1951) : « C est fini le temps des poètes. Aujourd hui je dors » (et ce sommeil sans rêves récuse les songes où se sont perdues les potentialités libératrices du surréalisme). Cet impossible de la poésie, Wolman le mettra plus tard en acte, dans ses Inhumations (1993), dont les fragments lapidaires sont autant de « blocs ici-bas chus d un désastre obscur ».
A la même époque, les Poèmes irrévocables de Georges Alexandre dont Yellow dog blues sera repris dans le n°11/12 d Identités), jeune poète hongrois exilé à Paris, prouvent pourtant que la poésie peut encore s identifier au cri d une conscience portée à son plus haut point de révolte. Ces quelques poèmes, écrits directement en français, dénoncent avec une lucide et salubre violence le double aspect, stalinien et bourgeois, de l aliénation moderne, et la séparation du sujet d avec un monde  celui des certitudes sensibles, des formes naturelles  dont l oppression le dépossède : à ce piéton des routes d Europe, seuls « des jardins abandonnés offraient leurs cyprès / comme des enfants sacrifiés parmi les villages bas » (Le Passage, 1950).
La dévastation s est depuis poursuivie, de sorte que tout ce qui était susceptible d accueillir le sujet « au cSur du monde » achève sous nos yeux de disparaître, et que la poésie ne saurait désormais chanter « la région où vivre »  si celle-ci n est plus qu une fiction vidée de toute substance. Il n y a plus, « derrière la gaze des rideaux », les visions qu apercevait Rimbaud  ni même de monde qui puisse être l objet d un dire poétique.
Pour ceux qui, tel Marcel Alocco, se sont dès l adolescence « reconnus poètes » (Poèmes adolescents, Pesée, p.32), s offre alors la voie de « devenir écriture », de « se grimer écriture » (Id, p. 35) et de privilégier le langage, matière du poème jusqu à concevoir l écriture comme sa propre fin (ce qui correspond à l interrogation d Alocco peintre sur les constituants de la peinture). Ceci au risque, pour reprendre l analyse d Yves Bonnefoy, que « présence et écriture s excluent » (Le nuage rouge, p 280). Mais (poursuit-il) que soit dénoncée cette primauté du poème, et « &la poésie n exclut pas la présence, elle la crée ». Ce difficile pari, donner à l être l assise du langage, Marcel Alocco va le tenir.
Chez lui la trajectoire de la vie, sa raison d être, est au prix de la poursuite ininterrompue de l écriture. Celle-ci fait du mouvement de la vie son souffle, son rythme et son projet. A la différence de Mallarmé, pour lequel l écriture vise un absolu conceptuel et artistique qui est au-delà du vécu, et abolirait celui-ci s il était atteint, Alocco n aperçoit nul absolu au terme de l usage artistique du langage, parce que pour lui l absolu est en amont de la naissance, vécue en conséquence comme exil, existence (ex-sistere), perte d un état de plénitude immanente, essentielle, dans lequel les mots ne sont pas nécessaires : « Il ne te manquait pas la parole. Pour faire quoi ? Avec l Un, ce n était pas nécessaire » ( &d un âge sans mémoire, p. 27). C est à partir de cette perte, originelle et totale, de cette séparation qu est « l imprononçable jour de (sa) naissance » (Lautréamont) que l infans, par rupture de l état fusionnel, accède à l ordre  ou, comme l écrit Alocco, au désordre du langage.
Cette conception est biographiquement liée à la séparation trop précoce d avec une mère, dont traite longuement &d un âge sans mémoire. « Maman a disparu &Sevrage radical » (id. p.34), écrit-il. Et, dans La musique de la vie : « Une fois encore sa mère ne viendrait pas / il ne serait qu une longue attente incolore / un sevrage impitoyable » (D enfance, p. 21). Plus tard, le narrateur, né l année de la destruction du village basque, s identifiera à l enfant du Guernica de Picasso, « nourrisson arraché au sein encore jailli hors du corsage sombre et dégrafé ( & d un âge, p.6).
« Ma mère s était absentée ( &) sa langue m était totalement étrangère » (id, p.13) et l enfant reste « sans paroles possibles » (id. p.34). « Je regarde avec envie la petite fille qui manipule le sable. Je l aime sans dire mot. Je le dis en mordant la chair claire et tendre. Elle hurle, me repousse ( &) Jardin Sainte Agathe, la sainte aux seins coupés ( &) Chair-maman-absentée de la petite fille ( &) Séparé, toujours séparé » (id. p.34). Et désormais, l apparition de la femme aimée provoquera ce mutisme, ce retour à l avant des mots, à l avant de la séparation : « Elle entre en scène ( &) Elle vous laisse sans voix. C est Elle, je la reconnais ! » (Jeuroman, p.45)
L absence de la mère, aggravée par d autres pertes  la mort de la marraine de l auteur, la déportation d une petite voisine juive (La Musique de la vie p.100, Laërte p.56) , sera l archétype de toutes les autres. Même quand « la première gamine prêtera à (ses) lèvres adolescentes / la ronde tiédeur rêvée » (La Musique de la vie p.21, Laërte p. 64) « seul comptera le fantôme / l autre sein caché / son refus » (La Musique de la vie p.20 ; Laërte p.56).
Pris entre le souvenir de la plénitude prénatale (forcément réifié, puisque le « non-fini », la « totalité de l être », l  « irréfutable présence » ( & d un âge p. 3-4) ne peuvent être formulées autrement que sur le mode des perceptions de la conscience séparée) et le terme du parcours qu interrompra « l incontournable scandale de la mort, au bout » (Laërte p.12), l homme n est poète qu au risque d affronter ce que tant d autres semblent supporter avec une absurde et brisante résignation  les limites de l inacceptable condition humaine, telle qu elle leur est faite lorsque « s amorce la chute, démarre la naissance » et que l on « déboule vers la vie, précipité vers la mort » ( &d un âge, p.4).
Pour combler ce « lieu vide de l absence » (id, p.7) que la naissance/exil a moins produit qu elle ne l a creusé, l être séparé est induit, introduit (extroduit ?) à la nécessité de parler : « tu n as pour te protéger que ce corps trop tendre, ces mains qui écartent le feu, et maintenant, après long apprentissage, quelques mots sans poids pour fléchir la balance » (id, p. 7-8). Il lui faut s insérer dans la langue, et donc s infiltrer dans le tissu tissé par ceux qui le précèdent et ceux qui le suivront, c est à dire dans l Histoire. Insertion difficile, vu les quatre langues parlées autour de l enfant Alocco : français, génois, niçois, piémontais  ces trois-là deviendront ses « langues refoulées », et le français sa langue « dérobée » (id, p.14).
Les « pauvres mots usés » (id.p.8) restent le seul recours contre la dégradation permanente des formes du réel, bien près de s effacer « si ne le sauve un moment l écriture » (Jeuroman, p.82). « Tout l art n est qu échafaudages, accumulation des mots pour remplir l aporie béant sous l origine » (Fragmentaires, p.79).
Il est de fait un monde  ouvert par Hölderlin, Rimbaud, voire Dadelsen  où les mots devenus poésie n excluent plus (par l articulation signifié/référent) la présence des objets naturels, mais l éveillent. Il est des « phrases magiques », des « mots sésames qui construisent les êtres et les choses autour du nouveau venu » ( &d un âge p.8), « des mots de passe qui ouvrent à jamais le monde de l enfance » (La promenade niçoise p.39), et voici « l impression soudain que tout est dit, indépassable prononciation du monde » (Jeuroman, p.74). « Mots usés » certes, que le poète rend à leur plénitude ; le temps sans durée de l illumination, s il s assume comme « cette voix permanente qui perpétue les paysages » (Laërte p.48). Alors, « autour de nous tout n est qu évidence » (Rhapsodie IV, p.36), « le fruste repas d olives, de pain et de fromage », « les raisins dorés », les orages de l automne », « l île natale » de Laërte (p.17), comme le blé, le vin, les fruits mûrs et l archipel de Hölderlin. On ne peut s empêcher de songer ici à Segalen et à sa quête du pays du réel, ni aux chemins frayés par Ponge ou Perse, du « parti pris » ou de la « suffisance » des choses ; ou à Tardieu, lorsqu il écrit : « quand bien même je verrais de mes yeux / grouiller l Autre Côté des choses ( &) je croirais toujours à la sainte Réalité qui partie de nos mains s enfonce dans la nuit » (Une voix sans personne). Réalité à la mesure de l homme, mais réalité sans cesse minée et menacée, qu il faut nommer pour la faire exister (« celui par qui la réalité existe d être nommée » ( & d un âge, p.45). La « réalité » et non la nature : l homme d après la deuxième révolution industrielle vit, non au milieu d objets naturels, mais parmi des produits ; il n est plus de présence immédiate, ni d « éloge » (Perse), ni de fusion avec « la lumière nature » (Rimbaud). Il faut de l expérience intime de l absence, susciter l émergence d une présence, incertaine et toujours à refonder  telle celle de l arbre dans Pureté d un rêve, toile prémonitoire de Chirico.
Cette présence maintenant fugitive semble pourtant s être prodiguée en pur don  je songe à la plénitude de certaines miniatures de Fouquet, aux paysages siennois des Lorenzetti  avant que la Renaissance (terme du coup quelque peu ironique), en travaillant aux moyens d une autre saisie du monde, ne consomme et confirme la séparation.
« Adieu la forte maison de pierre ( &) adieu l eau tirée du puits ( &), les longues rangées de poires sur les claies paillées au grenier ( &), adieu le feu des bûches de pin » (Laërte p.26) : Alocco connaît certes « les journées enfantes » au « verger » de Rimbaud, « le premier silence de l arrière-saison », « les peupliers, trembles du soir » de Dadelsen, mais ne peut les évoquer sans les affecter du signe de la perte.
Voilà « l huile d olive répandue sur le sol par l occupant ( &)/ les gestes profanateurs de la vie / le blé mêlé à la terre imbibée de pétrole méthodiquement » (Au présent dans le texte, p.71). Les violences de l histoire ont, en l espace de deux générations, brisé les apparences plénières qui donnèrent lieu à l enfance du poète. Et le deuil de son enfance en ce qu elle connût de rural, c est en toute logique au Dit d un paysan d Hissarlik (Rhapsodie IV, p ? ? ? ? ? ? et Laërte p. 92) qu il va en confier l expression : « que n êtes-vous nés comme nos oliviers tenus par vos racines / contents de vos ombres et de vos pluies comme de la splendeur des soleils / contents de l huile fraîche pressée au moulin / comme chaque hiver nous le sommes en regardant couler son or liquide », en un beau poème à la conclusion de prime abord paradoxale : « que l histoire passe son éponge au tableau noir de l éternité / il restera pour nos malheurs toujours quelques traces / mais j avance et j espère ».
Adhérer ainsi au mouvement de l histoire, c est encore assumer la coïncidence « je suis né / Guernica », mais en en renversant le sens, et donner libre cours à une révolte grâce à laquelle le dire du poète peut rejoindre la parole collective, même si l espoir commun est souvent démenti : « aucune guerre n est dernière / aucune lutte n est finale » (Rhapsodie V, 17)
C est parier « qu un temps existe mieux habitable peut-être » (Laërte, p.27), temps partagé où « l histoire banale de n importe qui parmi vous » (Au présent dans le texte, p.151), « le monologue parmi quelques milliers de voix » (Barbares aujourd hui(s), p.22), la « seule petite voix » se fondra « dans un chSur immense », sachant « qu elle chante et que quelqu un quelque part écoute, qu ils sont plusieurs si c est possible, ce qui s appelle l espoir, plusieurs qui entendront » (Laërte, p.50).
Ce devenir collectif ne peut s envisager qu au prix d une critique radicale de « l état des choses » dont Au présent dans le texte est l expression la plus virulente : « car tout est à dénoncer je voudrais ici des mots qui hurlent tout est à dire tout » (p.98). Rien de ce qui constitue le mensonge social n est épargné : religion ni famille, guerres coloniales, école, culture, architecture : « immeubles style récent lignes cages( &) la pure médiocrité nue quel croque-mort »(p.62), presse, publicité & « Que sommes-nous l individu il rencontre des imbéciles » (p.158) ; et pourtant  conviction où s enracine la rage  « je vous assure que tout homme est un voyant qui s ignore » (p.64). Vérité qu il appartient à la parole poétique de révéler : « mais un chSur s élève déjà / il en est d innombrables qui sentent combien leur voix fait bien et s accorde ( &)/ parfois plus forte une voix solo indique un refrain que tous découvrent et reprennent / il ne chante pas seul longtemps celui dont la voix est assez forte juste ample et / généreuse la salle est avec lui la place est avec lui » (p.169).
Poésie rebelle, proche des textes que Daniel Biga ou Jean-Pierre Charles publient à la même époque dans Identités, et de Aïsha, le magnifique poème de Serge Sautreau et André Velter, écrit lui aussi en 1964, sans qu il faille y voir la moindre influence : la révolte de ces poètes est commune à toute leur génération, et s épanouira dans les journées insurrectionnelles de mai 1968.
L élan révolutionnaire s appuie chez Marcel Alocco, comme chez les jeunes émeutiers de ce beau printemps, sur une double et indivisible exigence : la libération commune n est possible que si, d un même mouvement, s émancipe et s accomplit l amour : « le jour qui vient son visage nous le devinons comme / celui d une femme aimée qui paraît à l autre extrémité de la rue lorsque nous l attendons » (Au présent dans le texte, p. 169) . Car la femme « qui veille aux champs » (Rhapsodie, IV, p. 5) et « reçoit le monde » (id. p.32) peut seule nous le restituer, jusqu à devenir le lieu, « le pays ami, l amour toujours neuf d une femme » ( &d un âge, p.10). Ce thème, déjà relevé dans les Poèmes Adolescents, prend sa forme la plus ample dans La promenade niçoise : « Un jour j ai habité ses yeux. Je n ai plus depuis changé de domicile » (p.82) et se nuance dans & d un âge sans mémoire : « Tu es l univers complexe, le filtre de mon regard, celle à qui je nommais le monde » (p.57). La femme aimée dépend donc elle-même des pouvoirs du langage : « tu n es en cet instant que le fragile équilibre que te donne cette écriture » (id. p.55), « tu n existerais plus si je ne construisais sur cette page, maculée de signes en bon ordre, la fiction des mots qui te restitue » (Rhapsodie III, III, 2)
L île où s éveillent Pénélope, Laërte et Ulysse ne se maintient que grâce au tissage incessant de ce que Marcel Alocco nomme le « texte-île » ( &d un âge, p.55), lui-même pris dans une plus vaste trame, puisque nous ne sommes « qu une phrase par d autres commencée » (Laërte, p.40), phrase qui fait trace, et, « temps infime au cSur de l éternité, trajectoire » ( &d un âge p.7) puisque « cent fils tirés, cent fragments cousus, font un parcours » (Rhapsodie III,VII, p.2), un itinéraire dont le tissage est la métaphore, laquelle domine autant l Suvre littéraire que l Suvre plastique, avec la position centrale qu y occupe le Patchwork.
Métaphore déjà inscrite certes dans la polysémie du verbe latin texere (tisser une étoffe / composer, écrire un ouvrage) et de ses dérivés textum (tissu /trame d un discours) et textus (mêmes sens) qui est à l origine du français texte ; ou dans le grec rhapsôdos (de rhaptein, coudre et odê, chant) qui désigne les chants successifs des épopées d Homère, et que Marcel Alocco reprend pour titre général de ses principaux poèmes (que l on songe aussi aux Rhapsodies de Petrus Borel, et aux Raccrocs de Tristan Corbière, pour une démarche analogue). Analogie développée tout au long de l Suvre écrite : « l auteur est présent, qui pourtant n apparaît guère dans la trame lâche du texte, et si peu dans la chaîne très souvent brisée du récit ; mais il parcourt tout au long le tissu, à l intérieur des fibres, secrète présence pour accaparer finalement la totalité : le sens » (Rhapsodie III, p.61) Il se fait, dans le Patchwork comme dans le récit, « la petite main qui recoud les tissus disloqués » (JeuRoman, p.116). Car le mouvement est en réalité double : Alocco déchire tout autant qu il tisse, et détisse tout autant qu il recoud, « raccommode » (Laërte, p.10), verbe qui suppose un dégât préalable. Il faut « briser au début, recoudre à la fin » (JeuRoman, p.117), pour qu à terme « rien ne [ soit] perdu. Rien. Tout ce qui sera dans le livre sera sauvé » (Rhapsodie III, 61), ce qui correspond à l évolution et à la dynamique du Patchwork où l image, d abord disloquée (1973-1977) sera ensuite conservée ; de même le Patchwork réintègre-t-il les équevilles, ces chutes de fils qui seront montrées, tressées, avec l Suvre, et sont le symbole traditionnel des « jours en allés » que brûlait le tisserand, chez François Villon :
Mes jours s en sont allés errant
Comme, dit Job, d une touaille
Font les filets, quand tisserand
En son poing tient ardente paille :
Lors, s il n y a nul bout qui saille,
Soudainement il le ravit.
(Testament, XXVIII).

A ces débris surnuméraires répond, dans l Suvre écrite, le « tas de pierre » que sont les notations poétiques quotidiennes, matériaux bruts qui nourrissent, réagencés, « recousus », les ensembles poétiques et les récits (particulièrement La promenade niçoise et Laërte).
Le projet du Patchwork est de résoudre le problème de l image picturale en s insérant dans l ensemble des représentations existant depuis les origines de l art figuratif (signifiées ici par les chevaux de Lascaux), en s appropriant toutes les images que l homme a données du monde (qui deviennent ainsi un pré-texte au Patchwork). Celui des livres d Alocco est « une écriture qui serait venue comme formulée par d autres livres » (Laërte p.11) ; écrire devient alors « entrer le texte dans le tissu » (d un âge, p.14), tissu placé sous l invocation des pères fondateurs, Homère pour ses rhapsodies, Turold pour sa geste (du latin gesta, où l on est en droit d entendre gestation) ; au « ci falt la geste que Turoldus declinet » sur quoi s achève La chanson de Roland, répond, dans Au présent dans le texte (p.170) « votre épopée s arrête qu à Nice ( &) Marcel Alocco recueillait ».
Dans le Patchwork comme dans les écrits, il s agit au fond de la même tentative de s infiltrer dans un tissu préexistant, et d y pousser l exploration jusqu à son origine (du moins jusqu à ce qui est communément tenu pour tel). Chemin faisant, le je rejoint le nous, comme dans les tissages de cheveux dans lesquels sont nommées les donatrices, Suvres où leur don renvoie une fois de plus à un thème originel (les femmes inventant le tissage à partir du tressage de leurs cheveux, selon l hypothèse de Freud). Origine qu interrogent aussi les actuelles Mes Enfances, ensemble d Suvres réalisées d après des dessins d enfants.
Origine indiscernable, si « l obscurité est à l origine » ( &d un âge, p.10), autant qu  « imprononçable » (id. p.58), origine / zéro puisque l ombilic est une « cicatrice ronde comme le O d Origine » (id p.22), origine « pivot. Tout est autour » (id. p.28) La rotation autour de ce pivot suppose une fin analogue au début : la vie est un « steeple épuisant entre une cavité d utérus toujours en vain revisitée et celle du tombeau qu un jour sur nous on obture » (id. p.22-23).


Poser ses pas dans ses pas  + 

pour remonter /
jusqu au point O de OriginE ( . = o) lorsqu 
on . est parvenu au E de terminE ( . )

lisait-on déjà dans Barbares aujourd hui(s) (Passage, juin 1969).
Alors « mourir serait une aube ( &) Je serai le bout et la continuité du cercle qui achève mon nom le O de l origine » (Rhapsodie V, p.20) Le rapport O/E (Origine-terminE) est analogue au rapport A/O (alpha-oméga) entre les lettres duquel s inscrit le patronyme de l auteur, ce nom du père qui nie la langue maternelle : « Mon père, qu as-tu fait de ta langue maternelle pour qu aujourd hui je l ignore, et ne puisse l entendre sans traduire ? » (Rhapsodie II, p.6). L herbe mouillée où meurt Laërte est « l herbe humide d une aube nouvelle » (Laërte, p.9).
« Du vagin à la fosse » (Rhapsodie III, dernière page), l auteur, « pris dans le réseau des fils fins » ( &d un âge, p.57), file « la dernière fibre du drap d un linceul à vieillir effiloché d attente » (id. p.60). Fil à fil, comme l araignée, il édifie maille après maille un réseau d apparence ténue, mais idoine à capturer, à retenir les formes du sensible. Les fils de chaîne de la toile d Arachné qui incarne chez Homère, très loin de Pénélope, la part nocturne du tissage, divergent de leur centre commun, fuient chacun pour son compte, cette cicatrice / ombilic, ce foyer vide  déserté ?  qui les engendre tous. La trame ménage entre eux des chemins de traverse, récuse les tracés rectilignes, suscite d inattendus carrefours.
Singulier artisanat qui désigne sans cesse ce que voudrait nier le déploiement centrifuge de la toile et qui est l abîme où celle-ci se fonde, matrice et tombe, origine déjà ruinée par le terme inéluctable : tisser la toile où l on se prend, s y débattre, la déchirer, l effilocher en conservant les chutes, découper en gardant les copeaux, collectionner les signes de la perte pour reconnaître en celle-ci le moteur de toute activité créatrice.
Et ce jusqu aux « derniers mouvements minuscules d un abandon programmé », à « la chute, et cet instant où les amarres sont larguées » (Laërte, p. 7-8), seconde mortelle jusqu à laquelle « il était temps », à partir de laquelle « il sera maintenant le présent » (id., p.171), puisque « l Eternité n a pas de durée, elle est. Le temps ne s y écoule pas, et d y entrer fait de cette seconde son équivalent » (id. p. 25). Instant de pure présence, ascension verticale qui échappe à l horizontal du temps (comme peut l être l instant de l étreinte, anagramme d éternité), où les formes du sensible entrent « dans l éternité, dans une éternité d or sur les feuilles, d agitations d oiseaux dans les arbres, de silence infini dans l espace » ( &d un âge, p.51) et qui, au-delà de l enfance, se confond avec le moment de l avant naître : « Je rêve que revient ce temps suspendu au centre de quelque chose qui serait si total que tous les mots n y suffiraient pas. Imprononçable qui justifie la course jusqu à ne l atteindre jamais » (id , p. 58), et avec le temps de l après-mort :

« Je m engloutis lentement avec toi dans la gloire des origines ( &)
sans angoisse et comme dans un vaste silence de paix
avec tout au fond cette mélodie acquise une fois pour toutes
des je t aime murmurés que rien n efface jamais ( &)
nous entrerons ensemble dans l ombre du tableau comme le texte appris sous l éponge disparaît dans l humide retour au tout total du noir »
(Rhapsodie V, p.27).

« Ensemble », car « je t aimerai jusqu au bout de la route » (Laërte, p.170). L Suvre poétique de Marcel Alocco ne serait que la célébration du deuil d être né, qu  « une longue simulation de revanche pour une enfance manquée » (Rhapsodie IV, p.61) si l espoir mis en l amour ne venait en rédimer la mélancolie.
« L amour est présent pour guider tous nos pas / heureux ou malheureux il justifie la ride » (Rhapsodie V, p.7), et pare de « tous les chants du possible ( &) le devenir de l homme et de la femme toujours en invention » (id. V, p.27). En lui seul se fonde le grand mouvement d adhésion au monde en tant que devenir sur lequel s achève le cycle des Rhapsodies ( V, p. 40) :

« J ai frôlé de ma lèvre ce sein qui s étonnait
et les siècle des siècles continuent la route des hommes
ô mémoire impérissable jusqu à la dernière seconde d avoir été ensemble une éternité fragmentaire ».

Jacques Simonelli

 

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