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Mes
enfances "
Le principe du travail " Mes enfances " est simple. Reprendre au pinceau avec de la gouache, sur un format habituel (65x50 cm), un dessin d'enfant exécuté aux feutres ou aux crayons de couleurs sur un banal A4. Pour comprendre (s'approprier) comment fonctionne le dessin. Un peu, comme le prétend l'art naïf, montrer le vrai visage des choses en n'en gardant que l'essence… volatile. La vision
plastique ne prend des dimensions à peu près arrêtées qu'avec le corps
adulte. Enfant, adolescent, nous devons constamment nous adapter au changement
d'échelle de la réalité. L'échelle de l'appartement dans lequel vit un
enfant de trois à quatre ans sera à peu près divisé par deux quand il
arrive à sa taille d'adulte ! Le corps adulte n'aura pas les mêmes rapports
au monde que le corps transitoire de l'enfance. Il faut que l'individu
trouve ses formats projectifs. On détermine un format institutionnel du
papier dessin de 65x50 cm qui permet de gesticuler du bras, de pivoter
au mieux sur les hanches. Il ne s'agit que de limites pratiques, insérables
sans problèmes dans un cadre classique. J'ai choisi pour " Mes enfances " le format 65x50 parce qu'il est, à partir du modèle en A4 et dans les papiers usuels, le plus proche du rapport d'échelle entre le corps d'un enfant et celui d'un adulte. Les formats utilisés ne sont jamais innocents : ainsi j'ai jadis travaillé sur des draps de lit parce qu'il me situait dans le rapport d'une pratique "historique" au corps humain. Pour l'enfant, l'abstraction du réel dans un dessin fait normalement problème dans le choix des traits significatifs, mais aussi dans la dimension et la mise en page de ce qui est mis en image. Dans les premiers temps, il n'utilise qu'une partie, ou bien au contraire il déborde. Aurait-il l'habileté de reproduire qu'il serait contraint, par le format et par l'effort de réduction d'échelle, à une autre transposition que celle du décalque simplifié des structures de la réalité. Choisir
de travailler sur le modèle du dessin d'enfance en passant du A4 au 65x50
c'est encore changer l'échelle et changer le rapport aux zones blanches
de la surface. Changer l'échelle du dessin, c'est aussi transformer le
trait du crayon ou du feutre en une trace plus longue et plus large. Le
choix du tracé à la gouache contribue à la mutation de l'image. L'une
des remarques étonnantes faites sur le résultat est dans le constat d'uniformisation
des dessins obtenus. La diversité des modèles et des tracés persiste,
mais il se dégage une unité de facture qui doit au format choisi et aux
matières utilisées : texture du papier dessin, consistance de la gouache…
Il se peut que dans les " modèles " sélectionnés, parmi la multitude des
possibles, la recherche de variété soit inconsciemment accompagnée d'une
recherche de constantes. Ou, plus simplement, que les minuscules déviations
et accommodements dans le transfert aillent tous dans le même sens. Lorsque Cézanne peint des dizaines de toiles représentant la Sainte-Victoire, aucune n'est identique à une autre. Mon modèle est un dessin d'enfant auquel je suis aussi fidèle que Cézanne " copiant " la Sainte-Victoire. L'artiste s'enseigne plus qu'il ne se renseigne à son modèle. Il ne copie jamais la réalité, il l'utilise comme l'écrivain qui décrit un paysage : les mots sont plus importants que le paysage origine. Parce que peintre, le peintre Cézanne est par définition truqueur puisque son objet pèse des tonnes de rocs ou des kilos de chair, qu'il est du poids des choses, et se traduit dans l'œuvre par la légèreté du trait, de la couleur, de la trace qui est comme le fantôme du sujet désigné. Le magicien fait apparaître, mais il y a toujours un truc. L'œuvre est une illusion, elle écrit ou décrit, et dans le tableau il n'y a de réalité matérielle que la poussière de couleurs, un peu de colle liant l'ensemble à un support. Le corps et la montagne présentés sont aussi absents que le chanteur dans le disque qui, lorsqu'on l'écoute, occupe tout l'espace de la pièce. J'écrivais il y a quelques années : " j'ai inventé les cheveux ". J'invente dans " Mes enfances " le dessin d'enfant en tirant du fond de l'obscur, parmi des milliers de cailloux, les quelques cailloux bruts qui vont briller. Rien de plus banal qu'un caillou de diamant avant la taille. Ce qui caractérise les dessins d'un enfant, surtout dans la période (trois à cinq ans) choisie, durant laquelle le trait sort des gribouillis, ce sont les sauts d'un jour à l'autre, d'un moment à l'autre, une instabilité de la forme dans la recherche de la figure. Successions d'essais. Plus qu'à tenter de figurer, ce dessin désigne. Ce tâtonnement vers l'écriture ordonnée d'un chaos construit un autre espace que celui de la page. Ce n'est pas le dessin que construisent les enfants, mais eux-mêmes dans leur rapport de nomination aux choses. Parler du génie des enfants, c'est joli, et très sot. Car ils ne créent rien dans les arts plastiques. Toujours en transit, ils traversent les représentations successives non pour construire une vision transmissible globalement, mais pour marquer un passage vers autre chose. Ils ne construisent pas une œuvre plastique, ils se construisent : travail assez prenant et suffisant pour qu'on n'en attende pas davantage. C'est pourquoi d'un dessin au suivant les codes changent et tendent normalement vers une vision convenue : Etablir la norme qui fera possible la lecture par l'autre et de l'autre. L'objectif est de prendre possession du réel, comme avec chaque mot l'homme s'approprie les objets et les êtres. Avant de dire sa propre vision, il faut voir. Le plus beau des dessins d'école, aussi habile soit-il et de façon d'autant plus évidente qu'il est plus habile, n'est qu'un dessin qui obéit aux codes convenus, (en quoi il est parfaitement lisible : c'est dit-on justement un dessin académique). Ce que disent les dessins de l'humain " inachevé ", c'est comment ça se construit vers un inachevé plus achevé, l'espace, la différence, les couleurs impertinentes, les proportions, la ressemblance, la perception abstraite des objets, comment ce qui peut être dit l'est. Ce que je cherche dans ce cheminement de " Mes enfances ", c'est le geste fondateur du sens et, au bout, de la lettre. Naissance ou renaissance. Toujours retrouver la frontière mouvante et brumeuse qui sépare l'image de l'écriture, là où passe la frontière entre la ressemblance et la pure diction abstraite, par l'homme, de ce qui est. Marcel
Alocco
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