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"Fragments,
avec cheveux" a été publié dans la revue Energia,
Recherches doctorales, n° 3 (Paris,Avril 1997).
"Résilles", "Accroche-coeur"et "A vos
fantasmes" ont été publiés en annexe à
« Dons et textures pour Marcel Alocco, logique et mythologie
du cheveu. » de Gilbert Lascault, éditions Voix Richard
Meier, 57 158 Montigny, 1999.
Fragments, avec cheveux
Fragments,
avec cheveux.
extrait d'un cahier d'atelier (Récit)
J'ai inventé les cheveux.
Apparente énormité d'un tel propos. Car bien sûr,
les cheveux existaient, étaient utilisés, pris dans l'expression
et l'esthétique du corps, le fétichisme d'objets et de suggestions,
et ainsi, d'être trop apparents, ils devenaient évidents
et donc invisibles.
Le tissage montre la texture, la couleur, le cheveu.
L'artiste est celui qui, pour socle de son oeuvre invente, dans sa banalité,
la réalité. J'invente le cheveu, la présence du cheveu.
Chercher
le sens, c'est explorer l'origine. A la recherche des composantes fondatrices,
mon travail exploite l'élémentaire, l'archaïque, aussi
bien dans les techniques que dans l'iconographie. L'hypothèse freudienne
selon laquelle "on pense que les femmes n'ont que faiblement contribué
aux découvertes et aux inventions de l'histoire de la civilisation.
Peut-être ont-elles cependant trouvé une technique, celle
du tissage, du tressage" , et ceci grâce à leurs
cheveux, m'a longuement fait rêver avant de déclencher une
approche mimétique. D'un côté la très longue
histoire de l'humanité en marche depuis les origines; de l'autre
l'ombre presque contemporaine de "Nuit et brouillard", l'humanité
réduite, humiliée, privée des cheveux comme s'ils
étaient le texte de sa dignité.
On me parle bien sûr d'Auschwitz, où le pillage accumule
la matière industrielle des cheveux rendus anonymes par le mélange
et l'accumulation, masse des cheveux d'une foule, masse de cheveux née
de la haine. J'ai hésité à m'engager dans ce travail
tant que n'a pas été résolu le problème de
l'origine des cheveux mis en Suvres: ce ne pouvait pas être une
matière récupérée (dans mon salon de coiffure
habituel, par exemple), c'est-à-dire des cheveux comme matériau
brut à traiter de façon mécanique. Il fallait une
relation personnelle à une personne déterminée, féminine,
en un geste assumé: la mèche donnée l'est de personne
à personne, dans une relation affective qui dit, sinon l'amour,
du moins l'estime et la reconnaissance de l'artiste aux yeux de la donatrice.
Dans la tradition, on garde la mèche d'un enfant, on donne une
mèche à son fiancé, on conserve la mèche dans
un médaillon avec une chaîne autour du cou...
Plusieurs fois
on me cite Adorno: "Il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui
- après Auschwitz - des poèmes".
Ils ont voulu, à Auschwitz, ôter à l'Homme la parole.
Je dirais donc qu'il faut absolument, après Auschwitz, retrouver
la parole, sous toutes ses formes, et donc la Parole, le Poème;
et aussi le texte des cheveux, le texte le plus humain s'il est vrai qu'il
est l'origine du tissu.
Du propos
freudien Michel Butor m'écrit, (pour le thésard du
futur je précise: dans une lettre du 28 octobre 1995), "je
le trouve manquer de vraisemblance". J'admets volontiers que
l'hypothèse est, devant l'histoire, infondée (et, je pense,
infondable). Mais le fonctionnement symbolique de cette hypothèse
est superbe, et en ceci elle me convient. Elle fait entrer les femmes
dans le dialogue créateur du plasticien, dialogue dans lequel la
donatrice est aussi par fondation l'inspiratrice. Et c'est bien grâce
à ce rapport que ce travail avec des cheveux a été
(pour moi) initié. Je dirais donc dans un rapport d'amour. Mais
aimer n'est pas être amoureux, même s'il s'agit d'une relation
à fleur d'épiderme, intense ou ... tirée par les
cheveux. Aimer, dans un sens qu'entendrait peut-être un chrétien...
mais, aussi, Eros présent.
J'affirme que c'est le droit de l'artiste, et peut-être son devoir,
de préférer au vraisemblable l'efficacité symbolique.
Je suis du parti d'Homère.
Si le
travail "Fragments, avec cheveux" est issu de l'hypothèse
de Freud, il est nécessaire d'en tirer ses propositions fondatrices:
puisqu'il dit que ce sont les femmes qui ont inventé le tissage,
à partir de leurs cheveux, il y aura toujours et seulement,
pour donateurs, des donatrices.
Difficile d'obtenir quelques cheveux pour amorcer le travail. L'offre
d'une mèche de cheveux conserve le sens symbolique d'un lien. Il
concrétise une relation amoureuse ou magique. Je pense à
"formule magique": c'est que dès qu'on entre dans les
mots, on ouvre au texte, on tisse.
Cependant, après avoir vu les premiers travaux, des collégiennes
viennent me proposer une mèche de leur chevelure. Elles disent
: "Je veux être dans l'oeuvre". Le Larousse dit:"Les
donateurs sont souvent représentés dans les oeuvres d'art."
Donatrices, elles seront présentes dans l'oeuvre, "sans
figure", simplement par l'écriture du prénom et d'une
initiale, à demi anonymes puisque reconnues seulement d'elles-mêmes
et des entourages, mais individualisées et présentes avec
la même intensité que les commanditaires des oeuvres religieuses
de jadis. Ici encore, elles sont (on est) dans le texte.
Chacun
y pense immédiatemment et me cite "La chevelure" de Charles
Baudelaire, qui la dit "mer d'ébène". La poésie
amoureuse est parsemée de notations, de développements sur
le thème des cheveux. "L'Hérodiade" de Stéphane
Mallarmé délire sur "la froideur de stérile
métal" de ses cheveux. Dans" Le Paysan de Paris"
Louis Aragon fait longuement la leçon sur tout un nuancier
des blondeurs à partir du banal "blonds comme les blés":
"J'ai mordu tout un an des cheveux de fougère...".
Plus fulgurant, Guillaume Apollinaire dans "La jolie rousse":
"Ses cheveux sont d'or on dirait
un bel éclair qui durerait"
Ebène, métal, fougère ou éclair, c'est la
couleur qui travaille le textile premier peinture, déjà...
A ma
demande, Michel Butor puisant dans sa mémoire me signale
et m'envoie par retour du courrier photocopies de trois textes, dont voici
de chacun un court extrait:
De Jules Michelet (La soie):
"L'idéal des arts humains dans le filage et le tissage,
me disait un méridional (fabricant, mais inspiré), l'idéal
que nous poursuivons c'est un beau cheveu de femme (... la chevelure)
c'est la fleur de la fleur humaine. "
De Alphonse de Lamartine (La chute d'un ange):
"A des fronts de seize ans de long cheveux ravis
(...)
Et tressés chauds encore en doux tissus soyeux,
s'étendaient en tapis sous les membres des dieux ! "
De Chrétien de Troyes (Clégis, vers 1154 à
1166)
"(Une chemise en soie...)... Aux coutures, ils n'y avait pas un
fil qui ne fût d'or ou au moins d'argent. Soredeman avait participé
plus d'une fois à sa confection. Avec le fil d'or, elle avait cousu,
à certains endroits, un de ses cheveux, aux manches et à
l'encolure, pour voir si un homme, particulièrement attentif, était
capable de distinguer l'un de l'autre. Le cheveu blond brillait autant
et même plus que l'or."
Remarquons que les cheveux sont ici objets de filage, tissage, tressage
et couture, comme s'il y avait un lien inéluctable entre le cheveu
et les techniques du textile. (Il est vrai que c'est d'abord de la tête
que vient le texte!)
Tissage
des cheveux: je suis droitier, et cependant l'aiguille-navette va de gauche
à droite tenue par la main gauche, et de droite à gauche
le rang suivant, tenue par la main droite. C'est de la peinture ambidextre.
Alors que le pinceau, ou l'instrument qui d'une façon générale
dépose la couleur est tenu par la main directrice. A remarquer
que dans la couture aussi les deux mains sont employées. L'une
soude les bords, maintient la tension, manipule le tissu, l'autre manSuvre
l'aiguille. On écrit que c'est du cousu-main. J'écrirais
volontiers :"Cousu-mains".
Par image
avec le laboureur, qui tourne derrière le bSuf sur les deux bords
du champs et parcours l'espace chaque sillon dans le sens inverse du précédent,
on dit de certaines écritures qui alternent les lignes de droite
à gauche et de gauche à droite qu'elles sont "boustrophédons"
(gr.. bous, boeuf, et strephein, tourner). On pourrait dire
du tisserand que son geste est boustrophédon. On voit ici qu'on
ne peut parler d'art plastique sans parler d'espace. Le peintre, le laboureur,
l'écrivain et le tisserand sont unis dans un geste d'aller-retour:
ils "font la navette"; ils sont latéralisés.
Présence,
avec la logique engagée en posant le cheveu comme matériau
premier du tissage, des données fondamentales de la peinture.
On démarre sur le tissage originel des cheveux et tous les constituants
élémentaires de la Peinture apparaissent: le châssis
du métier à tisser, le tissu à tendre (subjectile
sur ce même châssis ou un autre), la combinaison des couleurs
dès la constitution du support textile, avec les trois primaires
"biologiques" blond, brun, roux, le tout donnant en fin de compte
(en fin du temps)... du blanc. Le cadre, pour fixer le tout en l'état.
Et l'image est déjà là avec la forme du coupon, le
rapport des nuances toujours présentes dans une chevelure, les
couleurs avec les juxtapositions de cheveux d'origines diverses. ("Toute
peinture fait image").
Paradoxe de l'oeuvre plastique dans sa nécessaire matérialité:
elle n'est jamais autre chose que son apparence. Les mots dévoilent,
projettent, et il peut y avoir illusion provisoire. Mais ne se révèle
durablement par des mots que ce qui est inscrit, au-delà du projet,
dans la matière: les formes, les textures, les couleurs. Ce qu'est
l'apparence du coupon, finalement.
Quitter les lins de la toile, les cotons du patchwork, quitter les tissus
industriels pour le tissé des cheveux, c'est retourner au rapport
premier de l'homme à la nature, à son vêtement, à
sa parure. Se pencher sur un textile humanisé, plus proche du texte
que de la structure, de la culture que de la nature. La zone ambiguë
où se fait le passage.
Je suis toujours du parti d'Homère.
La peinture
et l'écriture ne sont que violons d'Ingres, petites distractions.
Le principal est de s'occuper à être et à être
vivant. Se donner d'avoir de l'amour à donner, de l'amour à
réavoir aussi, pour rester généreux dans ses dons.
Il faut s'y employer, et profiter de la vie que l'on se donne pour, en
plus, écrire, peindre et... une liste de synonymes: vivre, aimer,
tisser...
Marcel ALOCCO
Nice, mars 1995
- mars 1996
texte
publié dans la revue "Energeia, recherches doctorales"
n°3, avril 1997.
Résilles.
extrait d'un cahier d'atelier.
A "Résille"
mon dictionnaire dit: nom féminin. - et je ne sais pourquoi un
masculin ici ne m'aurait pas enchanté -(de réseau - latin
Retilus diminutif de Retis, filet) Réseau de filet, dont on enveloppe
des cheveux longs.// Chacune des minces barres de plomb dont l'ensemble
sert à tenir en place les fragments d'un vitrail. Emaux en résille,
émaux sur verre (XVI° siècle).
Ce petit filet a donc pour mérite de tenir ou soutenir ce qui est
montré. Pour rendre visible un travail de si peu de matière,
j'imaginais de le présenter entre deux verres accolés, debout
dans l'espace et sans fond. Ce que dans le commerce on nomme, improprement
puisqu'il arrête le regard, "un invisible". Il se trouve
donc que ce vitrail que je présente est constitué, à
l'inverse de ce qu'il devrait être dans la pratique ordinaire, de
fragments de verre soutenant la résille, et que, les rôles
de soutenant/soutenu échangés, la résille qui dans
le vitrail montre le verre est ici au contraire montrée. Cette
nécessité de transparence me satisfait. Elle fait du filet
pris dans le fragile du verre l'objectif fragile du regard.
A propos du réseau des coutures dans le Patchwork Gilbert Lascault
écrivait:"Vous vous demanderez ce qu'il souhaite attraper,
prendre au piège avec de tels filets: le regard du spectateur,
les images, le sens, la vérité énigmatique de la
peinture?" 1 Peut-être, dans cette transparence symbolique
que souligne la présence des verres, aller le plus simplement possible
jusqu'au bout d'une des propositions initiales qu'avec immodestie j'exprimais
il y a fort longtemps en quelques mots:"Je veux seulement un peu
comprendre".
Nice,
Août 19971.
1."Arlequin
de fables, citations et maximes pour Marcel
Alocco". (Editions
Al Dante, Marseille 1995.)
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Accroche-coeur.
extrait d'un cahier d'atelier (récit)
Mon grand-père
racontait, pendant qu'il m'apprenait à attacher les hameçons,
qu'avant l'invention du nylon, il montait ses lignes pour la pêche,
( les "boulintins"), en nouant bout à bout des crins
de cheval; et je crois me souvenir qu'il disait utiliser parfois de longs
cheveux de femme tressés. Depuis que je travaillais avec des cheveux
l'idée me trottait. J'ai eu envie de voir ce que pouvait donner
une ligne construite avec des cheveux. Par analogie, la courbe de la mèche
sur le front semblable au hameçon, j'ai retourné l'image
et nommé ces travaux (petites manipulations artisanales archaïques)
des "accroche-coeur" (L'Académie admettrait accroche-coeurs).
Appellation cruelle. Ce sont des hameçons trop petits pour prendre
un vieux coeur endurçi, mais ... petits hameçons, petites
cicatrices tout de même.
Août
1997
A vos fantasmes!
Extraits d'un cahier d'atelier (Fiction)
La donatrice
est une personne identifiée: très proche ou distante, avec
pour chacune l'histoire d'une rencontre différente qui fait des
cheveux l'objet transitionnel d'un souvenir amical, d'une émotion,
et pourquoi pas, d'une tendresse; et quelques rares fois, la trace d'une
rencontre un peu banale, un peu inconsistante. La technique d'exposition,
égale pour toutes les chevelures, masque cet aspect. Vous n'en
saurez rien. Regardeurs, à vos fantasmes!
Là où un désordre originel (ils s'emmêlent,
ils vaguent, serpentent, coulent, cachent ou livrent la tête porteuse,
sont le lieu d'un pouvoir mystérieux... supports de mythes, légendes,
superstitions...) les cheveux deviendraient le média d'un dialogue
organisé qui se voudrait sans ombres. "Les tissages"
(qui reconstitue le mouvement boustrophédon du labour, et de l'écriture)
les "résilles" (contenir les cheveux, maintenir le digne
chignon) structurent la matière. Ces travaux sont l'apparence du
conscient sur l'ébullition de l'inconscient, la mise en exposition
d'une prise en charge méthodique de tout l'informe dans un propos
organisé, un passage de l'instinct à la culture, du sauvage
au socialisé: un acte de civilité qui donne une apparence
sagement technique à une folle machine à rêve. Car,
je l'ai écris plusieurs fois déjà, l'oeuvre plastique
n'existe que "pour faire parler les curieux"; et vous, regardeurs,
êtes fort heureusement libres de projeter tous vos fantasmes (à
condition qu'ils restent vos fantasmes, et ne me soient pas imposés!
- soyez rassurés, les miens me suffisent...)
Ce que porte de culture, de symbole, de dialogue, de sens en général
cette oeuvre, "Fragments" de la "Peinture en Patchwork"
dépend de tout le travail antérieur et n'est maitrisé
que comme itinéraire d'un artiste; mais dépend aussi du
contexte, et par là m'échappe comme le chignon défait
garde racine mais fuit les mains en mèches éparses.
On cache les cheveux coupés dans les trous de mur, dans une colonne
en construction, aux creux des murs, ou les enterre, ou les brûle.
On évite par tous moyens de les laisser aux mains étrangères:
s'il rapte, acquiert ou trouve, l'étranger aura un pouvoir (d'enlever
la force, de contraindre, de se faire aimer... ou de s'en faire une perruque!).
Dans mon travail, à l'opposé, tout est dans le tissage,
pour la matière comme pour le sens. Le don est public, l'utilisation
connue: le cheveux mis en évidence pour ce qu'il est, dans sa nudité.
Une fibre textile, dans son apparence naturelle, en tissu de couleurs,
tendu, ce tisssu, sur un châssis, c'est-à-dire, par définition,
un tableau. Oui, apparence. Un Etna peint à l'huile. Mais dans
les têtes, qui peut empêcher l'éruption?
Nice, 1998
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