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« Des écritures en Patchwork »
Textes de Marcel
ALOCCO parus de 1965 à 1985
en divers périodiques ou catalogues
Publiés en recueil par les « Z’Editons » d’Alain
Amiel, à Nice en 1987
6.
Pour éclairer Dada
La critique d’art est tributaire d’une notion d’histoire
de l’art de laquelle elle tire ses perspectives : il s’agit
presque toujours d’une histoire qui se limite à la mise
en ordre d’une succession de témoins, ce qui ne serait acceptable
qu’à la condition que les témoins ne cachent pas
ce pour quoi ils témoignent. Principe sur lequel on s’accorde,
sans empêcher cependant que dans la pratique l’œuvre
d’art admise impose sa présence comme objet plus fortement
que sa signification (on peut dire qu’elle n’est pas soumise à une
relecture permanente). La relation d’œuvre à œuvre
en terme de plastique satisfait assez pour que l’on se dispense
généralement d’y ajouter la dimension éclairante
des rapports de l’œuvre avec les activités humaines
qui entourent sa création : la Joconde efface la sensibilité et
la pensée qu’elle représente au point de prendre
son importance justifiée à travers son destin d’image
populaire. Le succès de l’œuvre plastique, qui tient
là surtout au mythe qui aliène les récepteurs, cache
la valeur propre du donné émis.
Ce phénomène est mis en évidence à propos
(et par) Dada : à côté de critique de parti-pris
admiratifs sans réserve, d’autres qui rejettent avec dépit
d’hommes dupés. Il n’était pourtant pas nécessaire
d’attendre l’exposition d’un sèche-bouteilles
pour en juger (1). Comment expliquer cette déception, sinon par
l’attente que l’objet explique Dada alors qu’il se
contente d’être Dada ?
Impossible, évidemment, de comprendre Dada aux vues d’une
sélection d’œuvres : nous sommes en face d’un
mouvement représenté par une partie statique de ses produits.
La photographie d’un footballeur inconnu n’indique à personne
s’il est ou nopn un grand avant-centre. Autant dire que nous possédons
aujourd’hui de Dada une partition qui ne peut prendre de sens que
par l’interprétation qui lui donnera une dimension temporelle,
une origine et une direction d’évolution.
L’histoire de l’art est l’illustration partielle d’une
histoire plus vaste de la sensibilité et de la pensée,
l’histoire d’une langue qui meurt et se renouvelle constamment,
qui ne témoigne pas d’elle-même, mais des moindre
trébuchements d’une civilisation dont elle est le véhicule
(2) des échanges humains les plus profonds et par cela même,
presque toujours les plus mals définis. L’art balbutie beaucoup
pour prononcer quelques mots clairs qui portent en eux, massivement,
l’intelligence originale du monde que possède toute civilisation.
On peut alors considérer que la tache créatrice consiste
en l’introduction dans l’art de mythe nouveaux, c’est-à-dire
en l’édification d’une symbolique, plus confuse peut-être
mais plus pleine, qui soit nourrie de la réalité contemporaine
et la traduise plus exactement que la langue d’héritage.
Les Positioins de Dada, en ce qu’elles ont de radical dans par
exemple les « Ready-made » de Marcel Duchamp, (Porte-bouteille,
pelle à neige…) deviennent alors blasphématoires
puisqu’elles nient le contenu, ou plutôt appartiennent davantage à la
critique qu’à la création objectée :
elles réduisent ainsi l’art, pas opposition au contenu des œuvres
de l’époque, davantage sans doute qu’au contenu, c’est-à-dire
l’art dans sa forme concrète d’objets, avec lesquels
d’ailleurs le bon et le mauvais grè et tant bien que mal
Dada se trouve confondu à un ensemble de véhicules vides,
donc en soi insignifiants : mais signifiant cependant dans l’acte
qui les crée, comme un cri sans valeur sémantique ne prend
un sens que dans la circonstance qui fait qu’il a été émis.
Le « Ready-made » n’est pas une œuvre
anecdotique indiquant partiellement une sensibilité, c’est
le point extrême d’une pensée qui lui est totalement
extérieure. En quoi, parce qu’il en est le produit définitif,
il est Dada tout entier, comme le cri est la peur totalisée, mais
paradoxalement ne signifie pas Dada, pas plus qu’en soi « Ah ! » ne
signifie peur. Il n’est pas l’objet témoin parlant
que peuvent être un tableau du Gréco, de Cézanne,
ou même de Picasso, seulement la preuve concrète d’une
activité répondant à une pensée, à une
sensibilité qui s’inscrit dans l’histoire au crédit
de l’homme. Différence d’attributs qui, par rapport à l’art,
particularise Dada hors des critères hérités, ce
qui fonde son importance spécifique dans l’évolution
de la pensée ; car en désacralisant totalement l’œuvre,
Dada la réduit à une idéation qui n’exige
aucun médium concret pour être valide puisqu’elle
ne tend pas à substituer à un monde incompréhensible
un reflet perceptible seulement par l’intermédiaire d’un
langage rituel : ce que Dada prouve par l’absurde en proposant
pour œuvre un objet quelconque sans justification possible du choix
que l’impossibilité de le justifier.
Opposé à la notion de valeur plastique qui permet de déconnecter
l’exprimant de la totalité de l’exprimable, Dada est
acte. Il s’élève contre une conception plastique
de l’activité, non contre l’art, qui, scientifique
ou magique, provoque ou arrête la pluie, rend fécondes ou
infécondes terres et femmes. On peut donc dans l’avènement
de Dada voir une censure qui s’abat sur l’art occidental
afin de tenter de le ramener aux préoccupations vitales, pour
lesquelles le penser et l’exécuter ne sont guère
séparés, une activité depuis quelques siècle
détournée de ses fonctions de représentation efficace
et unitaire d’une société, pour vivre dans un circuit
de plus en plus clos, dans lequel l’art crée ses propres
lois toutes intérieures d’autant plus rigides et triomphantes
qu’elles ne subissent qu’à des degrés infimes
les contrecoups du vécu. Contrairement à une idée
trop répandue, Dada ne rend pas caduque l’activité artistique,
mais une forme régnante de l’Art hors du réel et
sans pouvoir.
- Ce texte a été écrit en 1967, lorsque pour la
première fois en France on a pu voir un ensemble important sur
Dada, au Musée d’Art Moderne de Paris.
- Il s’agit ici d’une image : « l’objet
d’art » est l’échange, non un porteur.
Texte écrit en 1967, publié dans Le Patriote Côte
d’Azur du 1er Août 1971.
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