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Ecritures en patchwork
 
 

 

 

« Des écritures en Patchwork »

Textes de  Marcel ALOCCO  parus de 1965 à 1985
 en divers périodiques ou catalogues

Publiés en recueil par les « Z’Editons »  d’Alain Amiel, à Nice en 1987

 

33.
«Faire Image»
Fragments de Patchwork, extrait d’un cahier d’atelier (Fiction)

 

J’ai troué dans la toile une fenêtre
Le Pitre châtié, Stéphane Mallarmé

 

On tire un fil, et qui sait quelle bobine se met à pivoter ?
Les enfants au bord du rivage, l’été, retournent des pierres. À l’envers, on découvre toujours quelques traces, des mouvements de minuscules perles grises, d’agiles échappées qui conduisent à d’autres cailloux. De cache en cache, à ce jeu de bouleverser les surfaces, on entre dans le vivant et toujours plus loin - imaginer une réaction en chaîne, une fission du tissu terrestre sur lequel nous promenons la plante sensible du pied, où le regard affleure, et voudrait pénétrer. L’épaisseur de l’objet et sa transparence.
La raison déraisonne à suivre l’enchevêtrement des images, la complexité du tissage originel que la Bible, menteuse, nous propose enchaîné et tramé en sept jours. Toute œuvre plastique, toute peinture fait image au-delà de la logique, l’apparence de rationnel de la main plongée dans la matière. Reconnaissance, repos du regard. Demandez la photo, qui livre en figures identifiées le cheval de Lascaux, le dripping de Pollock, le geste d’Hartung, ou le portrait de Jacqueline Picasso - de Picasso. Et si j’empreinte sur un tissu la peinture et ses tubes écrasés, pourquoi me parler des sculptures d’Arman?
On se plonge dans la matière : c’est la nage sous-marine avec - tous vous le diront - le temps suspendu, le désir d’aller toujours davantage vers l’inconnu des fonds. Il n’y a plus d’autres horloges que le système des doigts, le biellage des bras, le balancement du torse... Toutes articulations mises aux jeux pour constituer une réalité du regard. Tous les métiers joints pour fabriquer, fragment par fragment, un ensemble qui pourrait s’appeler l’univers. Ulysse construit son voyage pour que, trompant l’astuce d’Homère, Pénélope finisse son travail ; que le retour et la rencontre aient lieu comme le souhaitent les personnages et non comme le craint l’auteur. Mais en fait de retour, au bout de ce compte qui ne finit jamais, il n’y a évidemment qu’un départ...
Et ne pas oublier que ce qui s’articule, ce sont d’abord les mots.
Lien, liant, de la peinture comme recherche de mots-clefs. Ouvrir le chemin vers nos racines. Mises en matières d’une durée, d’une somme d’être, projection (cinéma) de celui qui peint comme témoin, rescapé, d’une famille : le toujours survivant dans le cataclysme continu du tissu vivant, qui se croise par un bout et s’effiloche de l’autre.
La mémoire de la peinture est aussi dans ses profondeurs. Cavernes. Prospecter la structure d’un tissu, c’est raconter l’histoire d’une image, quand ce qui s’est tramé dans le temps se déplace, que la composition se déchaîne. La poésie, jeu des mots, joue des mots comme des roues d’une horloge. Chacune de ses dents en passant blesse. Le Louvre est archive morte, jusqu’à l’amour, comme Blanche Neige ; car il revit à chaque instant dans l’atelier du peintre, le lieu où sont remuées les strates. Pas un geste qui n’ait un passé, qui ne raconte comment la matière se souvient. La toile chante le cliquetis du métier - toutes les voix qui l’ont chanté. Pourtant c’est aujourd’hui encore, dans la tête du chercheur, que se produit l’événement dont les fibres témoignent : nos tessons de poterie, nos pierres taillées sont de sang, et d’amour. Le propos des peintres n’est en général que fantasmes prospectifs travestis en raison. Et le simulacre (restitution distancée: images actualisées, projetées sur un écran) le plus souvent s’escorte d’une pointe d’humour. Le lierre tombe sur le mur peint comme la mèche de cheveux sur le front du poète romantique. Nos ruines ne sont finalement que des pas vers l’avenir. Un typographe se méprenant ici sur ma déplorable écriture aurait pu composer racines.
Et ne pas oublier que ce qui s’articule, ce sont d’abord les mots.

Nice, mars 1982

 

La première partie de ce texte a été publiée dans le catalogue
de l’exposition « Articulation », Bordeaux, avril 1982
L’ensemble du texte paru dans « Des écritures en patchwork » en 1987
et a été repris dans la revue NU(e) n°32, novembre 2005

 

 

 

 

 

 

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