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« Des écritures en Patchwork »
Textes de Marcel
ALOCCO parus de 1965 à 1985
en divers périodiques ou catalogues
Publiés en recueil par les « Z’Editons » d’Alain
Amiel, à Nice en 1987
31.
Jeu sur fils ou jeu sur fils ?
Dans l’atelier de Chubac on constate que particulièrement
dans le travail des dernières années sont employé de
préférence de modules simples, géométriques — carrés,
rectangles, losanges, sphères, triangles — reliés à des
supports par un jeu mobile de pitons ou de ficelles. On peut noter
d’autre part que depuis une quinzaine d’années un
mot — ludique— revient constamment quand on parle de son
oeuvre. Il est donc permis de se demander en quoi ce terme semble accorder
les regards, et si ce qu’il désigne est un alibi pour rester à la
surface de l’oeuvre dans le domaine du jeu et dans la mesure où celui-ci
est entendu comme acte futile, ou s’il est fait allusion à un
ensemble qui fonde et structure une démarche.
On connaît le texte de Freud, l’un des plus cités
et commentés, observant le jeu de son petit-fils avec une ficelle
attachée à une bobine, rejetant et rappelant à lui
l’objet dans un mouvement de va et vient. Ce jeu vu comme symptôme,
engage par rapport à la mère, tour à tour présente
et absente la relation de l’enfant au monde et sa manière
de se substituer en pouvoir autonome face à l’extérieur.
L’activité ludique prend alors une valeur tout autre que
dans l’appréciation « après tout ce n’est
qu’un jeu » qui dégage les responsabilités
des acteurs, masque commode à qui perd ou pour qui précipite
la perte... Efficacité symbolique. Il faut le souligner puisque
aussi bien nul ne joue avec les oeuvres de Chubac, sauf peut-être
dans leur construction, lui-même.
Dans cet éclairage, on est tenté de penser que ce n’est
pas par hasard que l’oeuvre de Chubac (et singulièrement
la partie récente dite « ludique » dont
il est ici question) s’articule sur des liens qui sont souvent
des ficelles. Ficelles qui relient deux modules, mais peuvent, dans les
pièces de ces dernières années, revenir sur elles-mêmes,
ou faire boucle, ou ganse... Phénomène dont nous laisserons
volontiers à d’autres, s’ils en éprouvaient
la nécessité, le soin de dégager la signification :
il nous suffit pour ce propos d’établir une relation dans
laquelle le « jeu » de l’artiste, loin d’être
superficiel, apparaît comme témoignage d’un investissement
de l’homme dan sa pratique : or, ce dispositif fait image
avec la réflexion sur les noeuds, bouteilles, marelles, ganses
et bouts de laines, avec les (jeux de) mots d’un psychanalyste
célèbre, sans qu’il soit possible de déceler
dans l’imaginaire de Chubac un rapport volontaire, ni même
une véritable connaissance des cours et discours de l’honoré Docteur...
Nous savons que la relation entretenue par Chubac avec sa production,
sans aller jusqu ‘à la définir de façon
absolue, est plutôt faite d’approches spécifiquement
plastiques, d ‘appréciations sensitives : aucune
anecdote, aucun projet théorique, pas de volonté didactique
ou psychologisante pour guider sa pratique : et là est tout
l’intérêt du miroir que Chubac tend, par ses couleurs
suspendues, à une pensée qui pour lui être étrangère
n’en éclaire que mieux « l’enjeu » de
l’acte.
Remontons dans le temps jusqu’aux toiles des années 50 à 60
montrées à « Lieu 5 » pour la première
fois depuis vingt ans au début de 1981 : on y voit s’effacer,
antérieurement à l’apparition de la roue de bicyclette
de 1964, l’apparence « ludique » dominante
après cette date. Reste le lié : ici, sur la toile
blanche, pas de ficelle, mais un ou plusieurs gestes liés. Une
sorte d’écriture cursive au pinceau, avec des pleins et
déliés, appuis ou frôlement, selon les nécessités
propres à l’instrument. Déliés dans lesquels
la limite du tracé effleure la fin de la trace jusqu’au
blanc, où le lien devient rupture — tout comme le fil
de la couture marque aussi bien l’union et la frontière,
fracture entre les fragments raccordés. Oscillation à la
limite du gain et de la perte. Même violence dans les couleurs
pures et souvent primaires sur ces toiles et dans les objets plus récents.
Pourtant si, impuissante à trouver une mobilité réelle
dans l’espace, jadis la toile hurlait le lien (le lié) et
la mobilité décrite de la main dans sa pureté la
plus extrême, aujourd’hui le lien (ficelle) rassemble ses
objets, ou bien fait discrètement retour à son origine.
L’histoire de l’humanité et son acharnement dans les
pires circonstances à laisser malgré tout traces de formes
et de couleurs le dit clairement ; mais chaque sujet doit le découvrir
par lui-même, à son propre usage : ce jeu du pinceau
sur la toile, où des vies investissent le meilleur de leur temps,
de leur désir et de leur jouissance, attirance mystérieuse
aux yeux du profane, n’est pas un exil en un ailleurs gratuit.
S’il y a en tout art ludisme latent (ce dont joue ce texte ?)
c’est l’humain et sa parole qui à tous les coups finissent
par en être gagnants. À la question « pourquoi
peins-tu », il faut répondre comme les enfants, parce
que la phrase est pertinente : « pour faire parler les
curieux ». Ce que dit le travail de Chubac, c’est peut-être
d’abord cet élémentaire de l’art.
J’en parle.
Nice, janvier 1981.
Catalogue « Chubac », Galerie d’Art Contemporain
des Musées de Nice ; (1981)
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