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Ecritures en patchwork
 
 

 

 

« Des écritures en Patchwork »

Textes de  Marcel ALOCCO  parus de 1965 à 1985
 en divers périodiques ou catalogues

Publiés en recueil par les « Z’Editons »  d’Alain Amiel, à Nice en 1987

 

19.
Patchwork

"Vouloir couper les tableaux, ça fait dingo…"
André Malraux  "Un entretien…"
 Le Monde 15 mars 1974

 

Il y aurait donc un art conceptuel, un art corporel, un art sociologique, un art pictural et… que sais-je encore ! Curieux morcellement à la semblance d’une idée dépassée des sciences exactes où la pensée, le corps, le socius, la peinture iraient leurs chemins autonomes. Où commencerait alors, dans l’homme que je suis, et où s’arrêterait le peintre ? Lorsque j’entre dans l’atelier ? Lorsque j’en sors ? N’est-il pas plutôt l’engagement total (ce qui peut se traduire pas "politique") qui fait exister un rapport, parfois subtil, parfois manifeste (on dit alors qu’il est didactique) entre les divers travaux d’un artiste, fragments d’un discours continu de l’existence ? Discours continu qui constitue cette démarche dans laquelle se mêlent l’impulsion et la réflexion, le projet, le geste imprévu et sa critique, l’analyse de ce qui se fait et l’envie de faire : ce qui lie tel mien travail au crayon avec tel de mes travaux "Patchwork" au prime abord (optiquement) si différent et qui suit à quelques mois d’intervalle. Parce que tout ce qui se passe au peintre, dans  (et hors de) l’atelier, s’enchaîne inextricablement – dans ce sens aussi "la peinture déborde "! – avec des bonds en avant, des retours, des reprises, des impasses, des coupures et des avancées subites, l’œuvre d’un peintre est extraordinairement plus complexe qu’il ne paraît (ou qu’ils le voudraient laisser supposer) aux yeux de ceux qui croient tout avoir inventé parce qu’ils ont réussi à créer une "image de marque" parfois assortie d’un "label", peinture qui est bien en cela le produit, entre autres, conforme au capitalisme.

Pas d’exclusion, mais toujours encore, toujours aussi : l’ambition alors, un projet peut-être irréalisable totalement, d’être aussi le corps dans ses mouvements, le récit que se dit une société à son propre usage – " Histoire de l’Art" comprise – et sa critique ; et la peinture, filet de vues souterrain qui se lit dans le réseau des couleurs. D’où ces frôlements suicidaires de l’image surgissant vide pour faire hurler une couleur inutile, semble-t-il, dans les draps qui plient l’espace et le corps ; ce décor ("la peinture déborde") qui témoigne de tout ce qui se peint – un ballet non réglé – hors du système conventionnellement "montrable" : sol, vêtements, outils… Il se passe qu’un homme refuse d’être l’infirme qu’on attend, l’étroit spécialiste d’un objet peinture, ou société, ou mouvement, et qu’il bouge, pense, reflète, critique, dé-peint et peint, et refuse aussi cependant, par la couleur, de se noyer dans la couleur.

A ce qu’on vous dit, nous devrions croire que nous sommes en possession de "l’Art Universel". Un dire que paraît justifier la propriété de produits –objets– innombrables. Notre civilisation amoureuse des cimetières, à travers les bibliothèques (phono-photo-cinémathèques) et les musées, entretient un mythe : rêve d’une culture schizoïde qui comprendrait simultanément et dans leurs contradictoires originalités toutes les cultures dans le temps et l’espace et porterait ainsi en elle, dans leurs intégralités, toutes les mentalités du passé et du présent.  Jeu de miroirs que se tend à elle-même une société, une culture n’a de passé que les images qu’elle se donne, mise en images dans une forme qui est sa forme, et tout en luttant pour préserver son identité, construit l’illusion paradoxale de s’assimiler l’altérité – pensée schizoïde qu’on nous donne à rêver : dérivation. Car saurais-je, si je peins dans la pierre un cheval de Lascaux la réflexion qui soutenait cette inscription, moi qui ne chasse pas à l’épieu ou à l’arc le bison déjà occis – à ce que l’on me dit– sur les murs d’une caverne dans laquelle jamais je ne me suis introduit ; chasseur que je rêve de connaître, que j’imagine – non que je suis. L’Archéologie, l’Histoire sont, aussi, des sciences du rêve. (Mais sciences ?…)

Ainsi (comme dans les "Découpes" – 1970– ou les "Sergés" –1971–) je taille dans le tissu de la peinture, textuellement : aussi bien dans cette Histoire relative – vérité à l’intérieur d’une mentalité– que dans le tissu peint qui est à la fois l’image et le modèle de cette histoire imaginaire. Le remontage, longues coutures, en est, à la lettre, insensé. Ni droite ni gauche, ni haut ni bas ; on pourrait ajouter ni avant, ni après. C’est que nous sommes une culture, qui se conjugue au présent.
Peut-être convient-il à ce point de notre exposé, pour ceux qui n’auraient pas sous les yeux ou en mémoire le travail en question, d’une donner une description qui ne se prétend pas innocente.

Un tissu est plié, selon ses dimensions, en un plus ou moins grand nombre de rectangles (ou carré) de façon à obtenir des portions dont toutes les parties, quand le tissu est posé au sol, soient également accessibles pour une pulvérisation de la peinture à 25 ou 30 centimètres de distance. Format des portions réglé donc par l’efficacité de la projection colorée, l’ampleur du geste, l’inclinaison du corps… Après chaque intervention le tissu est replié – dans les plis premiers, mais en inversant certains– de manière à présenter une nouvelle portion vierge, pliage qui recouvre la partie peinte et rend impossible la référence du travail en cours aux résultats déjà acquis. Sur chacune des portions sont portées des "images", obtenues par "manques à peindre " quand le quadrilatère est travaillé en trois zones (rouge-jeune-bleu ou violet-orange-vert, alternativement) les caches étant parfois enduits de couleurs avant d’être posés : dans ce dernier cas "l’image" est obtenue par "empreinte" (monotypes de couleurs pures juxtaposées) à laquelle s’ajoute le "manque à peindre" – couleur crue du tissu préservé de la pulvérisation là ou l’empreinte ne "prend" pas. Le tissu ainsi quadrillé et "imagé" est alors coupé (déchirure dans le droit fil) en quadrilatères plus petits que ceux qu’il porte ; ces fragments, après avoir été mélangés, sont cousus bord à bord en un seul tissu (patchwork) approximativement rectangulaire (ou carré) sans tenir compte du lieu ou passe la déchirure (dans ou hors image) ni de l’orientation de chaque image ou fragment d’image, produisant ce texte insensé dont il est question ci-dessus.

Qu’avons nous ? De la peinture dans le tissu. Matière couleur, c’est tout. L’image est "de passage" . Forme non assumée, en transit ; c’est la façon dont elle est peinte ou dé-peinte qui s’assume. le peintre surgit parce que l’image sociale est banalisée, qu’elle est, mais ne se montre plus : elle montre. Alors apparaît le manque – dans son image– du peintre (ou de la culture) imagé, la peinture l’effaçant dans cette image re-connue (comme forme sienne) et inconnue (à son travail se substitue un autre travail…). On voit combien ceux qui ont cru montrer la peinture en chassant le figuré sont tombé dans leur propre piège, s’identifiant à une image qui oblitère – dans le meilleur des cas– ou occulte totalement le travail enseveli sous cette forme que l’on désigne de leur nom : voir les frustrantes photos couleurs (ou pire, noir et blanc) auxquelles dans les publications est assimilé le travail, par lesquelles le peintre est désigné et réduit. De la peinture dans le tissu, en zone de couleurs interférentes, en zones juxtaposées (coutures). Aucun espace perspectiviste… et, sauf que celui qui porte son idéologie dans sa boîte crânienne comme une valise qu’il se refuse à abandonner ne verra que ce qu’il pré-voit : avec quelques problèmes insolubles – où trouver le point de fuite ? – par exemple– et le refus conséquent d’une totalité qui n’entre pas dans les critères pré-établis.

Remontage : les zones juxtaposées. Non la moderniste fascination mécanicienne de la découpe systématique, de la couture machine, mais coudre la toile à gros fil, gros points, liant les deux bords de la déchirure comme un chirurgien qui rapproche par ses points les bords de la plaie à souder. Ici cependant, pas de soudure possible. " L’un"  est fait de séparations, et ce qui unit (fil, ficelle) indique aussi la frontière. Non la couture de la machine qui, en quelques secondes, joint discrètement deux fragments, mais la lente et comme cérémonieuse gesticulation de l’aiguille pénétrant les deux tissus opposés face à face, sautant les franges de la déchirure, pointée soudain vers le ciel comme une interrogation puis replongeant dans la matière, reprenant le tissu dans ce mouvement en spirale que shématise le ressort qui relie les pages de certains cahiers. Le tissu s’étale sur mes jambes, forme un tas à mes pieds, et je me découvre comme le pêcheur travaillant à l’aiguille les voiles, ou… les filets – où vu ? : dans mes sopuvenirs, sur quelques gravures ou cartes postales anciennes ? – enseveli à demi, avec le geste précis et large du bras tirant l »épaisse aiguille d’acier luisant, sur une longueur à l’échelle du drap – qui déborde le corps– à l’échelle de la fente à joindre, de la ficelle à tirer, jusqu’à ce que la main monte plus haut que la tête – "je demande la parole" – puis, à mesure que l’aiguillée se noue au tissu, plus court, mais gardant le même rythme, piquant à intervalles semblables… l’écoulement du temps compté en gestes réguliers d’horloge hésitante, qui serait intéressée par se regarder donner l’heure. Façon de mettre à sa mesure le parcours et l’écoulement.

Sans doute n’est-il pas indifférent que ce texte se soit écrit, à l’ombre d’une touffe de cognassiers, en ce jour de juin 1974, dans ce léger mistral qui anime d’un semblable frisson le paquet de notes que je consulte, où parfois je puise un fragment à transcrire, et les oliviers argentés de lumière, sous un ciel d’un bleu si pur et si immense que je le dirais lyrique… Tandis que sur l’horizon une légère brume annonce pour ce soir une autre couleur.

Nice, mars-juillet 1974

Catalogue Patchwork, galerie A. de La Salle (décembre 1974)

 

 

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